For All Mankind : Review 2.06 Best-Laid Plans

Date : 29 / 03 / 2021 à 14h30
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Durant la première moitié de la seconde saison, de nombreux partis pris intimistes et périphériques pouvaient conduire le spectateur à légitimement se demander si For All Mankind persiste dans l’ambition d’être une grande Histoire spatiale alternative ou si elle ne réduit pas progressivement sa voilure pour se contenter d’être un soap opera uchronique au service d’un manifeste politique woke.
Cette question rhétorique ne trouvera évidemment aucune réponse claire dans For All Mankind 02x06 Best-Laid Plans (Le plan infaillible).

Malgré tout, en entrant de plain-pied dans la deuxième moitié de sa seconde saison, la série de Ronald D Moore franchit un cap narratif aussi essentiel qu’attendu (au tournant), à savoir l’entrée en scène des Soviétiques… cette fois par la grande porte, et non plus par effraction (comme lors de la rencontre informelle entre Ed Baldwin et Mikhaïl Mikhaïlovich Vasiliev sur la Lune à la fin de la première saison).
Cela faisait un an et demi (en externaliste) et quatorze ans (en internaliste) que les spectateurs rongeaient leur frein, impatients qu’ils étaient de pouvoir enfin découvrir le visage de ces alter-Soviétiques qui avaient si profondément réécrit la timeline jusqu’à se transformer en perpétuels aiguillons de l’accélération historique à l’Ouest (de Samos). Et avec l’arrivée en fanfare à Houston du directeur du programme Soyouz en personne, Sergueï Orestovich Nikulov, accompagné des deux cosmonautes (Stepan Petrovich Alexseev et Radislav Semenovich Orlov) qui participeront à la mission Soyouz-Apollo aux côtés de Danielle Poole et Nathan Morrison, For All Mankind fait enfin sortir les Russes de l’ombre… et de la fonction ingrate de MacGuffin miraculeux. Pour autant, il serait encore prématuré d’en déduire que la série transformera vraiment l’essai du côté soviétique, tant ce dernier constitue le véritable moteur causal de cette uchronie mais aussi et surtout un insurmontable défi de l’Histoire contrefactuelle.
Mais ne brûlons pas les étapes, et apprécions à l’échelle de For All Mankind 02x06 Best-Laid Plans la sidérante vérité de composition qui se déploie sur tout le spectre de la représentation, allant des idiosyncrasies caractéristiques de ces rares Soviétiques privilégiés autorisés à voyager en Occident durant la Guerre froide (à commencer par Nikita Sergueïevitch Khrouchtchev lui-même en septembre 1959 aux USA qui fut le premier à se ruer sur les hamburgers et le bourbon de l’Oncle Sam) jusqu’à la parfaite langue russe parlée (rare dans les séries américaines) poussant même le "vice" jusqu’à reproduire l’accent soviétique caractéristique d’alors (ce qui est d’autant plus remarquable lorsqu’on sait qu’aucun des acteurs impliqués n’est vraiment russe, mais respectivement polonais, serbe… et étatsunien).

Nombre de spectateurs se seraient probablement attendus à ce que la venue des Soviets s’accompagne d’une accélération du rythme général et d’une priorisation des enjeux, à la façon d’un signal pour dire que la série entre désormais dans le vif du sujet et qu’il n’est plus temps de s’attarder sur les mélancolies des uns et les bagatelles des autres.
Eh bien que nenni ! Parfaitement imperturbable quelle que soit l’enjeu ou le sentiment d’urgence, For All Mankind continue à voleter et papillonner entre ses différentes monades de protagonistes, les Russes ayant simplement l’honneur de rejoindre à leur tour la choralité de la série – le cast devenant par son volume mais aussi sa diversité démographique celui d’une superproduction.
Et quitte à agacer les spectateurs les plus empressés, la série applique sa "recette" copyrightée au "premier contact" entre les astro/cosmonautes des deux blocs, c’est-à-dire par le seul prisme de l’étude psychologique, allant du public à l’intime.

Ainsi les premiers échanges entre Russes et Américains présentent la même froideur qu’entre humains et Vulcains dans Star Trek Enterprise 01x08 Breaking The Ice et la même incompréhension qu’entre humains et Klingons dans Star Trek VI The Undiscovered Country. Chaque geste, chaque parole, chaque choix, chaque décision est réduit(e) à sa composante symbolique et politique, et qu’il s’agisse des Russes (sous la constante surveillance inquisitrice de la délégation soviétique) ou des Américains (dont les autorités du Pentagone y compris le général Nelson Bradfort ne souhaitent pas voir aboutir ce projet de jonction spatiale), nul n’est prêt à concéder quoi que ce soit qui puisse être interprété comme une reconnaissance implicite de la supériorité de l’autre.
Mais c’est par la lente voie de la découverte mutuelle – presque digne d’un Enemy Mine de Barry B Longyear ou d’un Star Trek The Next Generation 02x06 Loud As A Whisper – que la glace finira pas être brisée et les préjugés surmontés...
Inutile de dire que les échanges privés, d’une part entre le cosmonaute Stepan Petrovich Alexseev et l’astronaute Poole (rayonnant de bonheur – presque exagérément – depuis qu’elle a reçu le commandement de la mission) sur le sort tragique de chienne Laïka et les mensonges soviétiques la concernant (Danielle recevant en primeur une info qui ne sera révélée dans notre timeline qu’en 2002), d’autre part entre Nikulov et Madison sur l’angoisse de la bombe et de l’apocalypse nucléaire... sont à encadrer par leur justesse humaine par-delà les cultures et leur authenticité contextualisée.
Mais il faudra en amont toute la flamme idéaliste du pourtant ultra-républicain Thomas Paine (qu’il exprimera dans un mémorable discours crypto-trekkien), la finesse anticonformiste de Margo (dont on découvrira pour la première fois le secret "smultronställe" dans le pub jazzy 11:59 où elle joue du piano), et le courage de Sergueï (tirant au maximum sur la "laisse totalitaire" qui le bride et le musèle) pour qu’une solution d’amarrage dite androgyne (ou hermaphrodite) entre Apollo et Soyouz soit imaginée… ménageant ainsi les susceptibilités phallocratiques de chaque camp.
Dans un ultime signe de rapprochement et de confiance mutuelle – au grand dam tant des autorités soviétiques qu’américaines – Nikulov et Madison s’échangeront publiquement les fréquences (en MHz) de Soyouz et Apollo. Un geste qui pourrait presque rendre optimiste sur la condition humaine, capable dans certaines circonstances de dépasser – par sa réflexion collective et au nom d’idéaux transcendants – ses inimitiés et blocages structurels...
La lenteur et le goût pour la diversion de For All Mankind prend soudain tout son sens, en apportant la démonstration de la force d’impact des initiatives apparemment les plus insignifiantes...

De prime abord, il serait permis de supposer que For All Mankind a une fois de plus succombé à l’onanisme en exportant une symbolique LGBTQIA+ jusque dans les modules d’amarrage spatiaux. Pourtant, il n’en rien ! Car c’est exactement ce qu’il advint dans notre réalité historique, avec le développement d’un système d’amarrage androgyne ou APAS ("Androgynous Peripheral Attach System") pour la mission Apollo-Soyouz (ASTP) de juillet 1975, composée de Thomas Stafford, Vance Brand et Donald Slayton du côté américain, et d’Alexeï Leonov et Valeri Koubassov du côté soviétique. Car dans le monde réel, les symboles de couplage mâle/femelle et les préjugés sexistes dominant/dominé constituèrent également un frein à la première mission spatiale commune américano-soviétique, et seule un constructivisme androgyne fut en mesure de mettre tous les plaideurs d’accord... avant de devenir une norme internationale pour une complète interopérabilité (un choix pragmatique puisque seul un modèle androgyne permet à n’importe quel module de se coupler à n’importe quel autre).
À ceci près que l’APAS-75 du monde réel… aura été développé avec huit ans de "retard" dans la série de Ronald D Moore ! La chronologie de For All Mankind, en avance sur tout jusqu’à maintenant, ne l’aura donc pas été sur ce point précis pour une fois, et cette ironie est la bienvenue, telle un soudain rééquilibrage réaliste.
Scrupule fort appréciable, les showrunners n’ont pas profité de la latitude uchronique pour attribuer grossièrement aux seuls USA le mérite d’un système qui avait été développé dans notre Histoire par les Soviétiques (en l’occurrence Vladimir Syromyatnikov de l’entreprise moscovite RKK Energia). Non, car c’est bien Sergueï Orestovich Nikulov qui aura ici la paternité de l’idée et qui a "designed" l’essentiel de l’amarrage hermaphrodite sur les serviettes de table du bar 11:59... avant que Margo Madison puis Aleida Rosales ne viennent apporter leur touche finale.

Au chapitre des (modestes) regrets sur le "front russe", il faudrait peut-être citer le degré de similitude entre les deux trames temporelles. Parce que lorsque les deux cosmonautes russes portent un toast et lèvent un verre – dans un moment de communion astronautique fort touchant avec leurs homologues étatsuniens – aux camarades disparus de Soyouz 1 (Vladimir Komarov) et de Soyouz 11 (Victor Patsaïev, Gueorgui Dobrovolski et Vladislav Volkov), il apparaît que le programme spatial soviétique a connu exactement les mêmes catastrophes dans les deux mondes ! Or pour qui connait les raisons endogènes de l’échec des programmes lunaires russes (oui un pluriel !), l’alunissage d’Alexeï Leonov en juin 1969 ne pouvait que résulter d’une divergence causale non seulement profonde (pour ne pas dire "monstrueuse") mais remontant au minimum jusqu’aux années 50 ! Ce qui aurait alors logiquement dû accoucher d’une URSS très différente de celle de notre réalité entre 1969 et 1983, pas forcément moins totalitaire ni moins criminelle, mais avec en amont de possibles révolutions culturelles et/ou économiques (à la façon de la Chine de Den Xiaoping). Les rapports de force entre les deux blocs auraient également dû différer, or pourtant les USA conservent l’avantage impérialiste comme en témoigne ne fût-ce que le litmus linguistique (les cosmonautes russes connaissent parfaitement l’anglais, alors que la réciproque n’est pas du tout vraie, la courte scène où Ellen tente de se faire passer pour russophone est très significative).
Mais bien évidemment, en terme de worldbuilding, ce terrain est particulièrement miné et à double-tranchant, car outre de nécessiter une expertise historique susceptible de considérablement éloigner la série du champ astronautique, une initiative "révisionniste" de ce genre (pourtant au cœur de toute vraie uchronie) pourrait être durement sanctionnée par la critique (dépeindre des Soviétiques trop différents et logiquement "supérieurs" pourrait être perçu comme un manque de rigueur et/ou de neutralité historique de la part des showrunners).
Toutefois, gardons-nous de trop préjuger la question. Parce que, contre toute attente, For All Mankind 02x06 Best-Laid Plans ose s’achever par le débarquement de Danielle Poole et Nathan Morrison en URSS à Звёздный Городок (traduit par Cité des étoiles en français et Star City en anglais), accompagnant le retour de la délégation russe dans la mère patrie. Changements de cadre, d’esprit et d’ambiance : l’accueil est sinistre, militaire, violent... et inquiétant. La suite pourrait donc réserver bien des surprises... Et rarement un épisode de FAM n’aura autant teasé une Histoire en marche. C’est presque de l’ordre de The Expanse...
En outre, quelques réelles divergences se dévoilent en filigrane, à un niveau subtil, dans l’insolubilité des premiers pourparlers qui se heurtent à l’intransigeance des Soviétiques au point de s’apparenter à un condensé de testostérone, ou encore dans la volonté de rebaptiser la mission Apollo-Soyouz en Soyouz-Apollo. Dans notre réalité en 1975, l’entente et la collaboration ne furent pas aussi difficiles et houleuses, probablement du fait de l’incontestable domination spatiale des USA sur l’URSS. Mais dans la timeline de For All Mankind, les deux super-puissances sont bien davantage au coude à coude – la Russie pouvant même faire valoir sa primauté dans la course lunaire... et donc ses exigences. Et puis, ne fût-ce que pour laisser à la série son principal catalyseur d’accélération chronologique, il est fort à parier que l’URSS ne s’effondrera pas à la fin de décennie, pas plus que le rideau de fer ni le Pacte de Varsovie...

Comparativement à ces événements historiques qui se dessinent par d’inattendus chemins de traverse, les "historiettes" personnelles des autres personnages du show semblent surexposés durant l’épisode, n’hésitant pas à convoquer une fois de plus le ban et l’arrière-ban du soap... avec son corollaire potentiel de pathos et du mélo.
Certes.
Mais cette fois avec un degré de légitimité accru et donc sans réel excès. Parce qu’à la différence de plusieurs épisodes précédents (en particulier le 02x03 et le 02x05), For All Mankind 02x06 Best-Laid Plans se borne surtout à conclure ou éclairer des intrigues personnelles et émotionnelles qui couraient depuis le début de la série ou de la saison (selon les cas).
Alors peut-être que l’épisode aurait gagné en force et en efficacité à ne pas se disperser et à rester plus sobre, mais il a le mérite d’assumer et d’entériner toutes les initiatives antérieures, presque à la façon d’un nexus relationnel ou interpersonnel, et il ne devrait donc pas être exagérément pénalisé pour sa profonde intrication dans la continuité...

C’est ainsi que dans le cadre de son dossier de candidature à l’école navale d’Annapolis, une lettre de présentation ("Who am I ?") – déployée tel un miroir initiatique – révèlera enfin au spectateur l’histoire non racontée de la fille du couple Baldwin apparue sans explication en début de saison. Sur le modèle de la cryptodiégèse de l’exceptionnel For All Mankind 02x02 The Bleeding Edge, les douleurs enfouies viendront colmater les trous de l’ellipse temporelle de neuf ans. Si les spectateurs n’avaient eu aucune difficulté à comprendre que Kelly avait été adoptée, il ressort désormais qu’elle est une orpheline issue de la fameuse opération Babylift, cette initiative humanitaire étatsunienne qui avait tenté de racheter son humiliante défaite et son trauma à la fin de la seconde guerre d’Indochine. Visiblement en partage dans les deux réalités (en dépit de chronologies distinctes), cette initiative de Gerald Ford fut décriée par bien des idéologues (car assimilée à une forme de kidnapping), mais elle avait néanmoins offert des chances de vie aussi bien aux adoptants qu’aux adoptés.
Enfant de la guerre qui ne connut ni ses parents biologiques ni son pays d’origine, Kelly y a gagné une famille américaine – qui plus est assez prestigieuse – et les Baldwin une rédemption pour la mort de Shane.
Oui, l’épisode flirte ici avec le soap. Mais ce dernier ne devient blâmable que s’il est abusif, injustifié, ou manipulatoire. Rien de tel ici, puisque la scène est d’une grande finesse d’interprétation de toute part, elle reste mesurée (aucune longueur tire-larme inutile), tout en répondant naturellement à une attente du public.

Les ébats sexuels saphiques entre Ellen Wilson et Pam Horton conduiront in fine à rallumer une vieille flamme… quitte à assumer cette fois publiquement son homosexualité. Ronald Reagan a beau être à la Maison-Blanche, les USA des eighties comportent bien moins d’interdits que ceux des seventies...
Évidemment, les émois adulescents d’Ellen – prête au nom de son amour retrouvé à tout plaquer, y compris cette NASA pour laquelle elle s’est tant battue et dont elle a gravi tous les échelons – jurent quelque peu par rapport au ton et au cadre assez adulte de FAM, a fortiori au regard du profil du personnage et à la cause martienne dont elle était devenue la pasionaria.
Cependant, la trajectoire psychologique d’Ellen n’est pas pour autant dépourvue de vraisemblance. Sa solitude presque moniale depuis dix ans lui pesait bien plus qu’elle ne le laissait paraître, elle était visiblement femme d’un seul amour, et une frustration peut avoir des effets régressifs (vivre tardivement ce dont on a été privé plus jeune).
Ce fil rose entamé en cours de première saison était resté en suspens, et en dépit de quelques platitudes en amont, il a finalement le mérite de conduire ici à un nœud psychologique d’une grande originalité, à savoir la rupture du "mariage lavande" avec Larry… où celui-ci révélera – en dépit d’une homosexualité incontestable et active – de profonds sentiments affectifs – limite amoureux – pour Ellen, autour d’une vie commune stable, construite rationnellement, et pleine de promesses. Situation troublante mais d’une grande maturité, qui témoigne de la multivalence et de la divisibilité humaines – la vérité des sentiments et/ou d’un mariage pouvant transcender les orientations et les relations sexuelles. Soit l’empire des nuances bien loin des amalgames. De quoi légitimer le genderbread... mais sous un angle essentialiste et non militant, pavant ainsi la route vers la diversité non réductible des polyamours de The Expanse...

Sans surprise, les quelques audaces iconoclastes de For All Mankind 02x05 The Weight à l’encontre de Tracy auront fait long feu, confirmant – si cela était encore nécessaire – à quel point elles avaient été involontaires, bancales, ou illusoires voires manipulatoires. Ainsi, il aura suffi d’un savon du commandant de la base et moins d’un épisode pour que la narcissique diva soit remise sur les rails de l’astronautique véritable (et non plus seulement figurative). Guérie de son assuétude médiatique par le bucher des vanités lunaires, Stevens est devenue un membre productif de la communauté Jamestown. Mais déjà trop à l’aise (oubliez l’épisode précédent !), il faut en plus qu’elle raille et donne du fil à retordre aux jeunes recrues – véritables faire-valoir de sa réintégration en corps de gloire.
Oui, c’était écrit : dans une série contemporaine, femme ne saurait faillir (ni être évincée). Par définition.
Tracy partage donc son temps entre la formation au pilotage du module lunaire qu’elle prodigue à Charles Bernitz en prévision de la reconquista de la mine de lithium dans le cratère 357/Bravo (dès que tombera la longue nuit), les séances de tirs lunaires des Marines-astronautes aux M-16 blancs (d’un réalisme visuel et technique bluffant, silence compris), ses appels visiophoniques à ses deux fils (où elle dévoile à demi-mot l’indélébilité de son attachement à Gordo), et les longues séances de soliloques devant le mémorial lunaire de Deke Slayton (son confident silencieux).
Plus inspirées et moins égocentrées que dans l’épisode précédents, les lignes de dialogue du grand Joe Menosky vaudront à Tracy d’opposer avec philosophie sous un "clair de Terre" majestueux l’éternité de la mort à l’impermanence de la vie…
Et suivant le fil invisible de la pensée... ou de la télépathie, chaque Stevens contemplera simultanément l’astre de l’autre...

Sur Terre, la visite de Gordo au somptueux château chromé du richissime Sam Cleveland, le nouveau mari de Tracy, pour lui annoncer à la loyale qu’il compte lui ravir sa femme… est… comment dire… un moment surréaliste où le cocasse le dispute à l’absurde, poussant le HS de FAM à un niveau encore inédit. La scène confine à la geste-courtoise-pour-rire avec Gordo dans le rôle du Kalos kagathos. Mais dans le contexte étatsunien de la seconde moitié du 20ème siècle, le personnage oscille entre l’humble et l’arrogant, l’admirable et le ridicule.
Nul doute que les auteurs préparent le comeback de l’honnête homme du quartier XVII... car c’est précisément ce style inimitable qui a dû faire jadis "craquer" Tracy et qui est en bonne voie pour bisser.
Y a pas à dire, Gordo remonte la pente, de façon souvent barrée, mais sans jamais rien lâcher. Outre d’être un puissant vecteur de rédemption, serait-il imperceptiblement devenu le comic relief de la série ? Soit l’originalité de deux casquettes que tout oppose...
Dans tous les cas, il faut bien admettre que l’interprétation est fine, les dialogues ciselés, et à sa curieuse manière, la scène fait éclore une thématique en gestation depuis plusieurs épisodes... Finalement l’ancien et le nouveau maris se retrouvent compagnons d’infortune, suspendus l’un comme l’autre à la décision irrévocable que prendra l’indomptable Tracy, désormais symbole d’un féminisme souverain.

Dès lors que les premières négociations entre les délégations soviétiques et américaines avaient échoué, avec à la clef l’ordre de repenser from scratch le mécanisme d’amarrage de la mission Soyouz-Apollo, sachant que Rosales était affecté à ce service, il était plus que prévisible que cet épisode allait donner à la géniale immigrée mexicaine l’occasion de s’illustrer… pour court-circuiter toutes les étapes promotionnelles.
Et on peut dire que le script n’a pas fait les choses à moitié : décidant de "s’imprégner" du module en y "campant" la nuit, Aleida fera la connaissance "par hasard" de Nikulov, s’émerveillant devant les "pétales" et les "loquets" universels de ses schémas d’amarrage hermaphrodite... pour finalement pointer leur seule carence : l’absence de dispersion d’énergie de contact, c’est-à-dire d’absorbeur de choc. Un pareil oubli de Sergueï et de Margo n’est cependant pas incohérent étant donné leur impro sur un coin de table quelques heures avant, mais il est évident qu’ils y auraient pensé par eux-mêmes tôt ou tard durant le processus R&D. La valorisation de Rosales relève donc surtout d’un opportunisme spatiotemporel du script ("the right woman at the tight place"), non d’un WTF (heureusement).
Toujours est-il que la jeune fille collaborera dès lors aux côtés de Madison avec qui elle ne cessera d’échanger des regards complices appuyés, et elle participera même à la présentation officielle devant la délégation soviétique. La messe est donc dite la concernant.
Il est certain que l’épisode pousse Aleida avec une telle lourdeur déterministe qu’il est difficile de ne pas y détecter un passage scripté de RPG...
Toutefois, pour être équitable, c’est moins sur FAM 02x06 Best-Laid Plans que sur l’ensemble de la série que pèse l’artificialité de ce ressort. Car depuis son pilote, le destin illustre de cette "chance pour l’Amérique" était inscrit sur le frontispice. Mais c’est essentiellement FAM 02x03 Rules Of Engagement qui aura porté la responsabilité des incohérences – ou du moins des ficelles – du placement forcé du personnage, la suite n’étant qu’une succession de résultantes programmatiques...
Fort heureusement, cela reste une composante mineure de la série (entre 1 et 5% des épisodes), du moins pour le moment...

Enfin, venant parachever cette vaste broderie narrative en rattachant les ultimes fils multicolores laissés en instance, FAM 02x06 Best-Laid Plans vient apporter un contexte à l’épilogue de For All Mankind 01x10 A City Upon A Hill qui avait alors teasé – tel un flashforward – la seconde saison. L’occasion pour le spectateur de revoir – mais cette fois de façon élargie – et donc de (mieux) comprendre la scène durant laquelle le couple Baldwin commentait la télédiffusion en direct du décollage du gigantesque lanceur sous-marin Sea Dragon (le projet avorté de Robert Truax dans notre réalité) depuis les tréfonds de l’océan pacifique sud dans le but d’acheminer du plutonium vers Jamestown. Une opération donnant lieu à des manifestations publiques d’opposition et même aux vives critiques de Karen...

Quant à Thomas Paine, d’apparence si rigide et si "de droite", il ne cesse de surprendre – épisode après épisode – par ses élans progressistes et ses rêves spatiaux. À partir de la "shining city on the hill" d’où le dixième épisode de la série tire d’ailleurs son titre (une formule poétique issue du célèbre sermon "A Model Of Christian Charity" du gouverneur puritain du Massachusetts John Winthrop au XVIIème siècle – lui-même inspiré par la Parabole du sel de la terre dans le Sermon sur la montagne de Jésus-Christ – puis récupéré par Ronald Reagan pour réaffirmer la "beacon of hope des USA dans le monde), le technocrate de la NASA réussira à engendrer un authentique discours trekkien que n’aurait pas renié à Jonathan Archer à la fin de Star Trek Enterprise 04x21 Terra Prime.
Feu le très sexiste Deke Slayton (ayant pourtant été l’artisan solitaire de la plus grande avancée féministe de l’alter-Histoire) et le très républicain Thomas Paine (ayant mis la realpolitik au service de ses rêves d’étoiles) sont décidément des personnages moteurs qui auront stimulé l’évolutionnisme historique, mais qui – et ce n’est certainement pas fortuit – ont toujours été totalement dépourvus de "facteur soap"... Ces deux portraits hautement transgressifs rappellent que la soif de progrès et d’utopie peut venir de partout, et qu’elle n’est pas le monopole de la seule gauche. Autant dire une vraie leçon d’inclusivité... car pour le coup politiquement très incorrecte.
Ronald D Moore fait ainsi la démonstration de son goût pour le paradoxe... qui fit les plus belles heures de Star Trek Deep Space 9 et de Battlestar Galactica 2003.

En bonus, For All Mankind 02x06 Best-Laid Plans nous gratifiera d’une séance de simulateur de navette Pathfinder plus vraie que nature, poussant l’exactitude jusqu’à reproduire les écrans grossièrement pixelisés ultra-lumineux employés par les simus de pilotage militaires et civils sur vérins hydrauliques dans les années 80 (pour ceux qui ont connu ça, c’est une vraie madeleine de Proust…). Formant Gary Piscotty au copilotage et Sally Ride à la navigation de la future navette nucléaire, tous les échanges sortent verbatim d’un manuel de pilotage, à la virgule et à l’intonation près. C’est quasiment du jamais vu dans une série TV non-documentaire.

Conclusion

Il serait permis de déplorer que For All Mankind explore désormais l’aventure spatiale par le petit bout de la lorgnette, par le seul prisme des interactions humaines, des états d’âmes, des irrationalités individuelles... et accessoirement d’une instrumentalisation idéologique. Somme toute, une fonction analytique de réduction et d’amortissement transformant un sujet grandiose en objet trivial.
L’expérience est souvent frustrante, la prévisibilité est forte et pourtant la finalité incertaine, le pathos met périodiquement à l’épreuve la distanciation, la dilution perturbe la boussole diégétique…
Toutefois, il ne fait guère plus de doute que les apparentes incontinences sont des partis pris d’auteurs, en d’autres termes des choix délibérés et largement maîtrisés. Ils ne seront pas du goût de tous assurément, la série prenant en toute occasion le chemin le plus long et le plus subjectif pour tracer son plan de vol.
Et pourtant, pourtant, la méticulosité acribique est tellement omniprésente sur tous les plans (sciences, technologies, cultures, langues, psychologies, contextes, causalités…) qu’il est bien rare de pouvoir déplorer la moindre incohérence factuelle...
Sensation étrange en vérité où presque une scène sur deux fait l’effet de n’avoir rien à faire là… mais qu’il n’est pourtant pas possible de prendre en défaut sur les terrains de la justesse psychologique, de la mosaïque interactionnelle, et de la continuité internaliste.
Est-ce du remplissage... ou serait-ce un nouveau langage ?

Selon les attentes et les priorités de chaque spectateur, la balance sera donc susceptible de pencher aussi bien vers le négatif que vers le positif – For All Mankind 02x06 Best-Laid Plans pouvant se voir légitimement attribuer un note comprise entre 2/5 (difficilement moins cependant) et 5/5 (sous l’effet de l’enthousiasme).

Mais pour cette critique qui s’efforce d’être aussi factuelle, neutre et "objective" que possible, la grande rigueur du travail accompli – relativement exceptionnel au regard de la concurrence du moment – rachètera en grande partie les quelques faiblesses récurrentes de For All Mankind 02x06 Best-Laid Plans... d’ailleurs pour la plupart endogènes à la série (et non spécifiques à l’épisode). D’où un raisonnable 3,5/5.

Formulons une hypothèse...

Formulons alors l’hypothèse que For All Mankind n’a eu d’autre choix que de recourir sans retenue à une systémique de "remplissage" multimodal, outrancièrement character driven jusqu’aux frontières du nombrilisme et du soap – quoique toujours d’une grande qualité d’écriture !
Pourquoi ? Eh bien parce qu’une course spatiale embryonnaire, quand bien même alternative et quand bien même elliptique (une décennie par saison), n’offrait pas en elle-même suffisamment de matière première pour occuper l’essentiel du run des épisodes.
C’est, ceteris paribus sic stantibus, le problème auquel fut confronté Hergé avec l’album On a marché sur la Lune, moins estimé par la critique, par la postérité, et par l’auteur lui-même qu’Objectif Lune.
C’est aussi l’origine du désintérêt croissant du public et des médias pour toutes les missions lunaires du monde réel ayant suivi Apollo 11...
En effet, dès lors que l’appel de la SF ne dépasse pas l’horizon lunaire (Mars ce n’est pas encore pour tout de suite dans FAM !), que son élan se voit sans cesse douché par de mesquines considérations géopolitiques ou budgétaires, et que le réalisme de sa composante la plus Hard interdit de recourir à des technologiques disruptives (de type portails ou FTL)… il ne reste alors plus qu’à accompagner les astronautes – et plus généralement les acteurs du programme spatial – dans leur vie quotidienne. Peu attractives au regard de ce à quoi la SF spectaculaire et/ou conceptuelle a habitué les spectateurs contemporains gâtés et repus, lesdites vies quotidiennes demeurent néanmoins indissociables de l’enchaînement ininterrompu de jalons composant une uchronie réaliste.
En suivant cette assomption, seule l’intimité et l’évolution de destins individuels – représentatifs ou déterminants – pourra dire vraiment et viscéralement l’Histoire contrefactuelle. Car plutôt que d’être une compilation académique d’événements comme dans un manuel scolaire, une encyclopédie ou encore un documentaire... elle sera ici une masse critique de vécus synergiques auquel le spectateur est invité à se joindre sur le temps long. Ainsi, FAM propose une expérience virtuelle complète au sein d’une uchronie, donc à travers les arcanes, les dessous, les intimités, les alcôves, les tranches de vie, les yeux de l’esprit et les yeux du cœur de tous ceux qui y vivent... couvrant le spectre live allant des moments les plus grisants aux instants les plus ingrats... mais toujours pédagogiquement en prise avec le contemporain.

En somme, aux antipodes des inflations usuelles, For All Mankind représenterait une sous-enchère intentionnelle, soapy à ses heures, agaçante parfois, frustrante assurément, mais en définitive thérapeutique… à l’image des séjours dans la "grande lamaserie" lunaire, où il n’y a rien et où il ne se passe (presque) rien.
Le désert du réel, quoi.
Pour le meilleur et pour le pire...
De la pesanteur hypnotique de la Hard SF... à l’uchronie versant parfois dans l’anachronie.

ÉPISODE

- Episode : 2.06
- Titre : Best-Laid Plans (Le plan infaillible)
- Date de première diffusion : 26 mars 2021 (Apple TV+)
- Réalisateur : Meera Menon
- Scénariste : Joe Menosky

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