The Expanse : Review (sans spoilers) des trois premiers épisodes de la saison 5

Date : 15 / 12 / 2020 à 15h00
Sources :

Unification


RPG (jeu de rôle) créé par Ty Franck (assistant de GRR Martin sur A Song Of Ice And Fire) à l’origine (i.e. au début des années 2000), élevé à partir de 2011 en vaste cycle de SF littéraire sous la plume de James SA Corey (pseudonyme pluriel des romanciers américains Daniel Abraham et Tyler Corey Franck), puis adapté en 2015 par Mark Fergus et Hawk Ostby (Children Of Men et Iron Man) en série télévisée américano-canadienne... quant à elle showrunnée par le vétéran du Star Trek bermanien Naren Shankar (Star Trek The Next Generation, Farscape, et CSI), annulée en 2018 par SyFy avant d’être miraculeusement repêchée en 2019 par le big boss d’Amazon en personne (Jeff Bezos) qui en était fan, pour finalement connaître une nouvelle vie en SVOD sur Prime Video à partir de sa quatrième saison... The Expanse incarne sans aucun doute ce que le "petit" écran a été capable d’engendrer de plus ambitieux et de plus cohérent en (hard) science-fiction (space opera) depuis les disparitions respectives en 2011 de la fascinantissime Stargate Universe, en 2009 de la cultissime Battlestar Galactica, et en 2005 de la génialissime Star Trek Enterprise.

Sises au 24ème siècle, les trois premières saisons de The Expanse avaient composé une toile exo-sociologique d’une infinie complexité à l’échelle des nombreuses colonies humaines au sein du système solaire, confrontées à l’impact d’une protomolécule alien, et d’où émergea la découverte du Ring network (un réseau de 1 373 trous de vers artificiels permettant de voyager en FTL à travers l’univers).
La quatrième saison est venue clore ce premier cycle en ajoutant une composante exploratoire avec l’établissement conflictuel de la toute première colonie humaine sur une exoplanète (accessible via le Ring Network), à savoir Ilus IV alias New Terra, qui s’est avérée abriter une gigantesque technostructure (depuis son sous-sol digne de Forbidden Planet jusqu’à ses treize lunes disposées régulièrement en anneau) vraisemblablement créée il y a deux milliards d’années par les très puissants Ring Builders, quant à eux mystérieusement anéantis par une force alien inconnue.

Inutile donc de préciser que cette cinquième saison était attendue avec impatience, d’autant plus qu’elle est supposée entamer un second cycle dans l’univers de James Corey, en adaptant peu ou prou le cinquième opus littéraire, Nemesis Games (Les jeux de Némésis), sachant que huit tomes sont déjà sortis (et que le neuvième doit paraître en 2021).

Dans la mesure où cette critique précède de 24 heures la sortie sur Amazon Prime Video des trois premiers épisodes de la saison 5, elle ne sera pas exhaustive, faisant l’économie de tout véritable spoiler pour ne pas ruiner le plaisir du binge watching.

Après avoir achevé sa mission sur Ilus IV, l’équipage du Rocinante regagne le système solaire, et tandis que le vaisseau fait l’objet de réparations en cale sèche à la station Tycho dans le Belt, l’ensemble de l’équipage se disperse (sur Terre, sur Mars, ou dans la ceinture d’astéroïdes) pour tenter illusoirement de renouer avec des fragments de vie perdus :
- Noami Nagata en quête de son fils sur la station Pallas,
- Alex Kamal de sa famille sur Mars et finalement de Bobbie Draper (qui s’est mise clandestinement au service d’Avasarala pour démonter le trafic de matériel militaire stratégique depuis Mars),
- Amos Burton (Timothy) de feue sa mère adoptive (Lydia Allen) et de ses anciennes relations mafieuses (Erich...) sur Baltimore,
- Jim Holden de l’obstinée Monica Stuart…
Quant à Camina Drummer reconvertie en "pirate vertueuse" avec la Drummer pirate Fleet, elle finira par découvrir le sort tragique de Klaes Ashfrod... mais son ultime message tardera a être reçu...
Et telle une cauchemardesque épée de Damoclès, l’astéroïde meurtrier lancé par le terroriste Marco Inaros et masqué par la technologie martienne furtive continue sa route vers la Terre. Hélas, la nouvelle administration UN de l’irresponsable Nancy Gao reste totalement sourde aux avertissements de l’ex-secrétaire générale Chrisjen Avasarala...

En apparence, le spectateur superficiel (ou accro à l’adrénaline) pourrait penser qu’il ne se passe pas grand-chose dans ce début de saison cinq, constitué pour bonne part d’errances, de questionnements, et de débats...
Et pourtant, ces trois premiers épisodes demeurent l’indispensable plateforme de lancement d’une saison appelée à être apocalyptique...
En outre, ce serait sous-estimer la force chirurgicale d’une construction chorale, où chaque interaction, chaque introspection, même la plus modeste, même la plus insignifiante participe d’une mosaïque plus vaste, celle d’un échiquier politique toujours plus complexe, celle de la grande Histoire en marche dont le tout est très supérieur à la somme des innombrables parties. Des plus humbles aux plus puissants, tous sont les maillons d’une chaîne causale, souvent indéchiffrable de prime abord, mais toujours osmotique ; les petites histoires ne cessent d’abreuver la grande, et en retour cette dernière les illumine, les assombrit, ou les métamorphose dans une perpétuelle chronique de l’impermanence.

L’univers de The Expanse étant aussi complet et crédible que le nôtre, la politique en est la colonne vertébrale (comme dans toute SF méritant ce nom). Pour autant, à aucun moment, les auteurs ne cherchent à vendre une quelconque idéologie rassurante ou moraline-en-kit transposant l’actualité du moment ou encadrant politiquement les spectateurs. Et c’est bien ce qui distingue la complétude de l’utilitarisme, et donc qui départit les vraies œuvres universelles et intemporelles des outils de propagande éphémères.
Donc point de suivisme envers les vogues contemporaines, point de token démago, point de féminisme post-#MeToo, point de pinkwashing. Nous sommes ici dans le futur lointain, et cela se voit à chaque seconde : toutes les crispations, les névroses, les préjugés, et les revendications identitaires d’aujourd’hui sont largement dépassés et appartiennent au lointain passé des sociétés de The Expanse ; il n’y a plus de discriminations basées sur le genderbread, sur l’apparence physique, ou sur la religion.
Et pourtant, pourtant, le monde n’est pas meilleur, la société n’est pas plus juste pour autant, car bien d’autres fractures apparaissent, résultant bien souvent des technologies disruptives, des nouveaux paradigmes, de la colonisation du système solaire et au-delà...
Dans The Expanse, le sens acéré de l’Histoire évite pour autant de recourir à la facilité de l’historicisme, évitant ainsi toute tentation moralisante, édificatrice, ou allégorique. Il y a un parfum de Nouvelle vague dans la façon dont cette série articule ses enjeux, laissant à chaque personnage, et donc à chaque spectateur, la liberté de les interpréter (ou non) à sa guise.
En somme, tout est lié et tout fait sens (une réalité holistique), mais en même temps rien n’a de sens (une réalité stochastique).

Autant dire que l’exercice tant d’écriture que de réalisation est un vrai sans faute, forçant l’admiration de bout en bout. Il n’y a pas une once d’incohérence et d’invraisemblance à déplorer. L’intrigue est dense, riche et adulte. Les relations de cause à effet sont toujours tirées au cordeau, y compris sur le temps long. Les psychologies réussissant le tour de force d’être à la fois vraisemblables, épaisses, et non conventionnelles (loin de tout stéréotypes), crédibilisant ainsi une véritable Histoire du futur profondément distincte du monde contemporain ou passé (jusqu’aux langues employées et aux états d’esprits plus exotiques les uns que les autres), mais s’inscrivant malgré tout dans une continuité ontologique (la nature humaine n’a pas fondamentalement changé, ses besoins naturels non plus).

Même si la série accorde une attention accrue à une poignée de personnages appelés à jouer un rôle crucial (souvent malgré eux) dans la big picture, c’est surtout la multiplicité et la pluralité qui sont mises à l’honneur. Pas de superhéros, aucun deus ex machina, nul n’est parfait ou infaillible, les fautes peuvent procéder des "héros" comme les exploits peuvent provenir d’inconnus n’apparaissant que dans une scène ; il n’y a pas de "bons" ou de "mauvais" en essence, seulement des humains motivés par leurs intérêts, leurs illusions, leurs croyances ou leurs idéologies, leurs espérances ou leur désespoir, leurs peurs ou leurs colères.
Et l’audace sans égale de la série The Expanse, que les trois derniers épisodes en date ne démentiront pas, c’est de n’avoir jamais cherché à fabriquer des personnages attachants ou sympathiques pour draguer les spectateurs. Du coup, exit toute identification ou projection. Ce qui permet d’exclure d’office toute dérive soap, mélo, guimauve, larmoyante et émotivement manipulatoire... pour favoriser à l’inverse la retenue et la distanciation si chères à Anton Pavlovitch Tchekhov. Dès lors, les protagonistes réussissent à être justes et vrais, en toute situation, pour le meilleur comme pour le pire de l’existence, n’entrainant ainsi jamais le spectateur dans la farandole putassière et onaniste des amitiés virtuelles ou de la pornographie émotionnelle.
Ce parti pris est proprement kubrickien, et ça change absolument tout, a fortiori face à la concurrence actuelle (suivez mon regard...).

Ces trois premiers opus offrent en outre une largeur de spectre contextuel record, entrainant le spectateur tour à tour dans des contemplations cosmiques (flirtant avec 2001), dans l’expression du prométhéisme le plus abyssal (gigantesques complexes fractals faisant perdre tout repère), mais aussi dans les coulisses du pouvoir (où la realpolitik le dispute aux biais cognitifs et à l’aveuglement hors-sol), dans l’intimité des tragédies existentielles (de celles qui ne se partagent pas voire ne se rationalisent pas), et dans les bas-fonds de la misère (au sein de sociétés rétrofuturistes où le travail est devenu un luxe et la plupart des humains "inutiles").
Il en ressort la jouissance ineffable et en même temps le spleen indicible d’avoir arpenté un véritable monde – ouvert et sans confin – dans toute sa diversité, sa souffrance, et ses paradoxes.

Si le fond reste assurément la force première de ces épisodes de The Expanse, la forme n’est pas en reste pour autant. Car cette dernière n’est pas "seulement" somptueuse, elle est carrément virtuose !
La mise en scène cumule à la fois classicisme (plans larges pour camper les environnements), lisibilité (tout capter dès le premier visionnage), sobriété et essentialisme (aucune fioriture ni posture vaine), naturalisme (longs plans-séquences), créativité (e.g. des effets de contrastes violents ou de caméra sur l’épaule au besoin), immersion (plans serrés nerveux dans certains cas), et expressivité (tant de façons efficaces de faire ressentir les ressentis subjectifs lorsque nécessaire...).
Portées par des effets spéciaux (SFX/VFX) cristallins d’une grande technicités qui priorisent les structures et la vraisemblance sur les effets tape-à-l’œil et clinquants (superbe référence graphique à Stanley Kubrick), les scènes spatiales ne pourraient être davantage immersives et enveloppantes. Par exemple, la station Tycho dévoile une foison de détails d’arrière-plan qui scotchent littéralement le spectateur et donnent le vertige. Même sur un grand écran home cinema de plus de 3 m alimenté par un vidéoprojecteur 4K, aucun défaut ne transparait et la sensation "d’y être" est juste phénoménale.
La BO spatiale de Clinton Shorter vient parachever ce tableau perfectionniste. Jamais grandiloquente (le pire), jamais violoneuse (ouf !), elle sait néanmoins affirmer sa présence finement, en particulier dans les registres cosmiques et subjectivistes, flirtant parfois avec les compositions très inspirées de Joel Goldsmith (le fils de Jerry) sur SG Universe.
L’expérience somesthésique est ainsi complète.

Avec une puissance suggestive rare, des visuels à tomber (au propre comme au figuré), cultivant des ambiances liminales, se frayant un chemin de crête entre explorations spatiales et planétaires, multiplicité des perspectives, affaires d’état, peintures sociologiques, défis évolutionnistes, mutations civilisationnelles, anticipations paradigmatiques, mystères cosmologiques… ces trois épisodes constituent aussi un ultime pèlerinage dans un monde à l’agonie… mais qui ne le sait pas encore.
Désormais plus rien ne sera comme avant. Moment pivot, effet cliquet, l’Histoire bascule et franchit un cap irréversible. Avec un sens exceptionnel de l’inéluctabilité et de l’immanence, c’est cette respiration de Brahmā que The Expanse est remarquablement parvenue à capturer ici, comme avait su le faire en d’autres temps la fin de la première saison de Babylon 5, puis sa troisième.

Mention spéciale à la scène du cours magistral prodigué par le capitaine Sauveterre dans une université martienne durant l’épisode The Expanse 05x02 Churn. Couvrant le champ des sciences du futur (sur le ring space notamment), de la philosophie du droit, et de l’histoire antique... c’est un immense moment de Hard-SF, transcendé par une puissance conjecturale digne des plus rigoureux auteurs du Golden Age et de leurs héritiers (Isaac Asimov, Arthur C Clarke, Robert A Heinlein, Donald Kingsbury, James Blish, Kim Stanley Robinson, Stephen Baxter…), où des domaines de connaissance qui n’existent pas (encore) sont instruits avec la véracité d’un cours universitaire de mathématiques tout en étant judicieusement éclairés par les sciences humaines. Bluffant.

Plus que jamais, la série de Naren Shankar est une référence absolue du showrunning. Elle réussit à porter sur le petit écran toute la force et la complexité des grands cycles de SF littéraire, dont la finalité première n’est pas de servir la soupe aux personnages, et encore moins de flatter les attentes (ou la bonne conscience) des spectateurs... mais de saisir les causalités multiples (voire infinies) de la systémique des grands ensembles, d’architecturer avec démiurgie un worldbuilding authentique et implacable, palingénésique et dérangeant, comme peut l’être le monde réel.

Pur chef d’œuvre : 5/5 x3. Exactement comme l’épisode suivant !
Et antidote souverain (voire "exorcisme") contre les navets produits en batterie par Secret Hidehout.
En l’honneur de Rick Berman, de J Michael Straczynski, de Ronald D Moore, de Brad Wright…
En mémoire de Michael Piller ayant découvert et formé Naren Shankar... qui à son tour rend aujourd’hui la pareille aux nouveaux auteurs de The Expanse, les formant et les intégrant dans la writer’s room.

TROIS ÉPISODES

- Episodes : 5.01 - 5.02 - 5.03
- Titres : Exodus - Churn - Mother
- Date de première diffusion : 16 décembre 2020 (Prime Video)
- Réalisateurs : Breck Eisner (5.01) - Breck Eisner (5.02) - Thomas Jane (5.03)
- Scénaristes : Naren Shankar (5.01) - Daniel Abraham & Ty Franck (5.02) - Dan Nowak (5.03)

BANDE ANNONCE



Les illustrations des articles sont Copyright © de leurs ayants droits. Tous droits réservés



 Charte des commentaires 


Cross : Critique des 2 premiers épisodes
Citadel - Honey Bunny : Critique de la série Prime Video
Like a Dragon - Yakuza : Critique des 3 derniers épisodes de la (...)
Like a Dragon - Yakuza : Critique des 3 premiers épisodes de la (...)
Citadel - Diana : Critique de la série Prime Video
Avengers - Endgame : Ce que Avengers 4 doit à Logan
Grotesquerie : Critique 1.05 et 1.06
John Wick : Et si... Bruce Willis avait été le tueur à gage le (...)
What If...? : Un nouveau personnage pour faire le lien avec (...)
Suits - L.A. : Un retour de taille dans l’univers (...)
Brèves : Les informations du 27 novembre
Mémoires de Gris : La critique
Il était une fois les séries : Godzilla
Cinéma - Bandes annonces : 27 novembre 2024
Sherlock Holmes 3 : Un nouveau scénario prêt, le projet va-il (...)