For All Mankind : Critique 3.01 Polaris
FOR ALL MANKIND
Date de diffusion : 10/06/2022
Plateforme de diffusion : Apple TV+
Épisode : 3.01 Polaris (Polaris)
Réalisateur : Sarah Boyd
Scénaristes : Matt Wolpert & Ben Nedivi
Interprètes : Joel Kinnaman, Shantel VanSanten, Jodi Balfour, Sonya Walger, Krys Marshall, Cynthy Wu, Casey W. Johnson, Coral Peña, Wrenn Schmidt et Edi Gathegi
LA CRITIQUE
Comme pour sa seconde saison, le calendrier de diffusion de la troisième saison de For All Mankind fut perturbé par les affres du Covid-19. Il aura donc fallu presque un an et deux mois d’attente depuis FAM 02x10 The Grey (sorti le 23 avril 2021) pour que FAM 03x01 Polaris se fraye un chemin jusqu’à la plateforme d’Apple TV+.
Mais paradoxalement, il s’agit-là d’une des rares séries TV qui peut se permettre d’espacer ses diffusions (voire gagnerait même à le faire) étant donné sa construction elliptique (moyennant des sauts chronologiques d’environ une décennie entre chaque saison). La perception d’espacement temporel participe donc de la crédibilité d’immersion…
Depuis cette journée mémorables du 26 septembre 1983 dans FAM 02x10 The Grey où tout changea — à la fois pour l’exploration spatiale (le premier vol de la nouvelle génération de navette OV-201 à décollage horizontal) et les relations américano-soviétiques (la rencontre Soyouz-Apollo) — environ neuf ans se sont écoulés. FAM 03x01 Polaris prend place en 1992, soit quatre avant les lancements des missions soviétiques et étatsuniennes — non pas conjointes mais concurrentes — vers Mars, prévues pour 1996. Étant donné que le sneak peek de la troisième saison révélé en épilogue de FAM 02x10 The Grey mettait bien en scène les premiers pas de l’homme sur Mars, il faut donc s’attendre en complément à une importante ellipse (d’environ quatre ans) ou à plusieurs ellipses moindres (d’un an ou deux chacune) en cours de troisième saison…
Sans aller jusqu’à proposer cette fois une constellation de webisodes médiatiques en bonus, FAM 03x01 Polaris débute comme FAM 02x01 Every Little Thing par un clip de plus trois minutes balayant une décennie (1983-1992) d’Histoire contrefactuelle. Et il faut bien admettre que l’exercice est toujours aussi impressionnant. La série de Ronald D Moore est vraiment passée maître dans cet art singulier, constitué de montages chirurgicaux et d’imitations de voix (respectant le lip flap), combinant de façon indissociable les images d’archive et les deep fakes, les personnages historiques et les figures fictives de la série, reproduisant à la perfection les idiosyncrasies, les phrasés, les tonalités sonores, et les grains d’image de chaque époque. Or avoir la sensation d’être devant une fenêtre live ouvrant sur un autre monde, sur une uchronie née de choix individuels et collectif distincts, sur la ligne de crête où l’identité et l’altérité se recombinent, c’est décidément toujours une expérience fascinante, donnant littéralement des frissons.
Ainsi, côté cour, à la suite du 26 septembre 1983 (où Edward Baldwin et Danielle Poole avaient sauvé la paix chacun à sa façon), la commission parlementaire Rogers a publié un rapport détaillé sur l’incident nucléaire de la base lunaire de Jamestown, puis Reagan et Andropov ont signé un traité de paix pour la Lune.
Le 13 octobre 1984, Margaret Thatcher a été assassinée par l’IRA dans une voiture piégée.
Les Beatles, toujours complets et actifs, entament une tournée à Chicago à la fin des années 1980...
La même année qu’Aliens de James Cameron (1986), le film Love In The Skies (L’amour étoilé) vient célébrer sur le grand écran la vie et le mort des héros nationaux Gordo et Tracy Stevens.
Mikhaïl Gorbatchev n’a accédé au pouvoir (en tant que Secrétaire général du Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique) que le 26 mars 1986 (et non le 11 mars 1985).
Mais le plus disruptif est que l’URSS n’a pas été dissoute le 26 décembre 1991. Elle aura au contraire prospéré économiquement comme jamais, étendant son influence sur le monde, gagnant sans cesse des points et des allégeances sur les USA durant les années 90 (il faut voir la carte des Amériques se colorant de rouge...). Alors que Gorbatchev possède dans la Russie de notre réalité la réputation d’être le fossoyeur de l’URSS, il symbolisera dans l’uchronie de FAM le renouveau soviétique. Un pur fantasme pour quelque nostalgique à la tête de la Russie contemporaine...
La Corée du Nord a abandonné son programme de missiles balistiques au profit de l’espace… qui devient donc, dès les années 90, un nouveau terrain de concurrence et d’affrontement multipolaire.
Le businessman Donald Trump rencontre Mikhaïl Gorbatchev sur la place Rouge...
Autre disruption majeure : est négocié en 1987 un contrat d’exploitation des gisements d’Hélium 3 (3He) permettant à Ayesa et Hilliard de développer un réacteur à fusion nucléaire contrôlée et propre (dépourvue de tout résidu polluant et radioactif). Une technologie qui n’existe pas encore dans le monde réel. Ce qui permettra à Hansen de constater que le réchauffement climatique terrestre a ralenti grâce à l’abandon des énergies fossiles…
Le télescope spatial Thomas Paine (en l’honneur de l’ancien directeur de la NASA mort dans la tragédie du KAL 007) est mis en orbite en 1990 par la navette Pathfinder au point de Lagrange L2. En somme... comme le télescope spatial James Webb aujourd’hui !
La base lunaire Alpha… enfin Jamestown a encore grandi en importance. Elle est désormais devenue une succursale de la NASA où sont réalisés les tests de propulsion et la construction des astronefs à destination de Mars.
Gary Hart remporte non seulement les primaires démocrates de 1984 (contre Walter Mondale) mais également les présidentielles de la même année, succédant ainsi à Ronald Reagan (qui aura accompli deux mandats, mais entre 1977 et 1985 et non entre 1980 et 1989). Puis Hart est réélu en 1988 (au lieu de George HW Bush) face au républicain Robertson. Ses deux mandats auront été caractérisés par ce que l’Histoire appellera le Space Boom, une période de vive expansion économique et technologique sous l’effet de la colonisation spatiale, non seulement ininterrompue, mais en plein essor — des acteurs privés s’étant rapidement joint aux agences spatiales publiques.
Pas de guerre du Golfe (ni opération Bouclier du désert ni opération Tempête du désert) entre le 2 août 1990 au 28 février 1991, le président Gary Hart ayant refusé d’envoyer des troupes au Koweït...
Bill Clinton se lance également dans la course en 1992… non pas contre le président sortant Bush père… mais contre la nouvelle icône du parti républicain, Ellen Wilson, la sénatrice du Texas ayant déjà remporté les primaires ! Une femme est donc en lice 24 ans avant Hillary en 2016 (quoique cette dernière fut candidate à l’investiture démocrate dès 2008 et Shirley Chisholm dès 1972).
Et c’est ainsi que la série For All Mankind "colonise" progressivement avec ses personnages tous les postes clefs de cette timeline uchronique…
L’accélérateur à particule historique s’achève par une citation biblique, adroitement détournée vers l’espace et le progrès par le candidat Clinton : « l’œil n’a point vu, l’oreille n’a point entendu, l’esprit n’a encore point imaginé ce dont nous sommes capables ».
Tout le prométhéisme de l’esprit trekkien de la série FAM condensé en une phrase.
Côté jardin :
Margo Madison est toujours directrice de la NASA. Elle a noué durant cette décennie une forme de relation secrète sentimentale distante et complexe avec le soviétique Sergei Nikulov (via des cabines téléphoniques anonymes et des congrès internationaux). En dépit des pressions du KGB, ce dernier est parvenu à mettre en place avec Margo une "politique" d’échanges d’informations techniques réciproques basée sur la seule confiance amicale, certes en marge de la légalité, mais n’ayant jamais éveillé des soupçons d’espionnage ou de trahison auprès des autorités étatsuniennes, ni ayant été ainsi perçue par la conscience morale et professionnelle acérée de Madison. Cependant, sous l’effet de pressions croissantes du KGB sur Nikulov, ce fragile équilibre pourrait bientôt être compromis...
Karen Baldwin a finalement divorcé d’Ed, et elle a développé avec l’homme d’affaires Sam Cleveland — lui ayant initialement racheté le bar des astronautes The Outpost — une franchise mondiale d’établissements du même nom et sur ce même modèle. Puis elle eut l’idée de mettre à profit les nombreux investissements orbitaux de la NASA et la nouvelle mode du tourisme spatial pour créer un hôtel de grand luxe en basse orbite, dans une superbe station spatiale nommée Polaris, générant sa propre gravité artificielle (émulée par la force centrifuge grâce à une section rotative). Celle qui fut si longtemps la "femme d’astronaute" modèle condamnée à rester silencieusement à l’écart... travaille désormais dans l’espace et est même à sa façon devenue une pionnière.
Molly Cobb est hélas bel et bien devenue aveugle suite à son exposition au "protons burst" solaire dans FAM 02x01 Every Little Thing, et possède désormais un chien-guide (Ollie). Mais elle a su conserver quasi-intact son inimitable mojo bad ass, et contre tout attente, elle est restée directrice du bureau des astronautes (qui sélectionne et affecte le personnel navigant). Suite à la désignation officielle (devant toutes les télévisions du monde) de Grigory Kuznetsov pour commander la mission soviétique vers Mars, Molly se retrouve opposée à Margo sur le choix de plus en plus urgent mais délicat du futur commandant de la mission américaine vers Mars. Madison soutient Danielle Poole pour d’évidentes raisons d’âge, de diplôme (mais probablement aussi de sexe et de couleur de peau)… tandis que Molly a une préférence pour Edward Baldwin malgré son arrogance et son âge désormais limite (neuf ans ont passé) car elle l’estime davantage intuitif et preneur de risques pour faire face aux nombreux impondérables d’un cosmos sans pitié.
Edward Baldwin et Danielle Poole sont très proches (jusqu’à se comprendre sans paroles), mais ne cachent pas leur rivalité dans le cadre de la mission martienne à venir de 1996. Le premier est en couple avec la blonde Yvonne. Tandis que la seconde s’est remariée avec Corey Johnson et y a gagné un beau-fils, Isaiah. Elle a en outre repris ses études, et a désormais un doctorat en robotique avancée, probablement pour se conformer au nouveau profilage des astronautes (des scientifiques et non plus seulement des pilotes d’essai), mais lui valant en même temps d’être parfois considérée comme "surqualifiée".
Après avoir achevé les quatre ans d’Académie navale à Annapolis puis deux ans d’école de pilotage, Kelly Baldwin est devenue astronaute — un objectif de carrière qui contrariait tant son père Ed à la fin de la seconde saison... et dont il est pourtant si fier neuf ans après (informations révélées seulement dan FAM 03x02 Game Changer). Mais par suite, Kelly a bifurqué vers la recherche scientifique en biologie, et elle est actuellement en poste dans la grande station polaire étatsunienne McMurdo en Antarctique.
Danny Stevens, le fils ainé de feus Gordo et Tracy a bien achevé sa formation militaire, puis il est devenu astronaute professionnel ce qui l’a conduit à son tour à être affecté à la station lunaire Jamestown où ses parents s’étaient sacrifiés. L’épisode débute par son mariage avec Amber ayant l’originalité d’être le tout premier célébré dans l’espace, précisément dans la station-hôtel orbitale Polaris ayant donné son titre à l’épisode. Un événement quelque peu médiatisé et réunissant entre autres Jimmy (son frère cadet), Ed, Yvonne, Danielle, Corey, Isaiah, Karen, Sam, Chelsea (la meilleure amie et demoiselle d’honneur d’Amber). Ainsi que Kelly, mais à distance (par visiophonie).
Aleida Rosales est désormais pleinement intégrée au Mission Control Center de Houston, son tempérament s’est considérablement normalisé et socialisé. Elle est devenue la BFF du CAPCOM Bill Strausser, possède une belle maison individuelle (peut-être à Huntsville), vit en concubinage avec Victor Diaz, et a désormais un fils, Javier. Son père Octavio Rosales (anciennement immigré clandestin expulsé) a été autorisé à revenir légalement aux USA (il vit désormais chez sa fille), et Margo est une grande amie de la famille. Bref, après bien des vicissitudes narrées dans les saisons précédentes, Aleida est devenue l’incarnation même de l’american dream. Et sa success story ne fait d’ailleurs que commencer puisque le rêve de toute son existence (et de son père) est en passe de se réaliser... En effet, à l’occasion d’un dîner en famille, Madison remarque l’ingéniosité de sa protégée latino dans la conception de tuyères en niobium pour un refroidissement radiatif optimal (phase graphique de bureau d’étude), destiné à corriger l’échec lunaire du test de mise à feu du moteur K-32 NERVA (pression du refroidisseur bloquée à 3860 kPa en raison d’un cœur ne refroidissant plus) mis en scène au début de l’épisode. Margot décide alors d’envoyer Aleida sur la Lune et l’affecter à la base Jamestown pour superviser elle-même les réalisations techniques de son développement théorique ! Astronaute, enfin. Quoique actée depuis son apparition même, enfant, dans FAM 01x01 Red Moon. L’explosion collective de joie est à peine descriptible… tandis que Margo reste évidemment aussi froide qu’une Vulcaine… Mais pas forcément indifférente pour autant comme en témoigne son écoute solitaire — whisky à la main — d’un morceau de jazz (le Trio Zodiac Suite de Mary Lou Williams) sur un vinyle 33 tours (est-ce que dans cette ligne temporelle où tout va plus vite, les CD sont déjà ringardisés par les mélomanes puristes adeptes d’enregistrements analogiques ?).
Jimmy Stevens a développé une rancœur envers la célébrité de ses défunts parents et surtout envers le mythe en partie factice fabriqué par les médias. Il infligera un malaise au mariage spatial de son frère par un discours socialement incorrect. Ce qui conduira à une convergence de ressentis et à une connivence tabagique (selon une astuce transmise par feue Tracy à son fils) avec Isaiah, souffrant lui-même de vivre dans l’ombre de sa trop légendaire marâtre, Danielle.
Cette considérable somme d’informations chorales aura été communiquée (ou exprimée) par For All Mankind 03x01 Polaris avec une redoutable efficacité (et finesse) en seulement trente (premières) minutes, que ce soit par le verbe, l’image, la suggestion, et/ou le non-dit.
Sans complaisance, l’épisode n’hésite jamais à considérer et illustrer au détour de quelque scènes fugaces les dommages collatéraux des considérables avancées évolutionnistes, par exemple au travers des manifestations populaires qui se sont progressivement transformées en sitting permanent devant tous les bâtiments de la NASA. Car même si l’humanité dans son ensemble (selon le titre de la série) est supposée bénéficier de ces disruptions technologiques et sociologiques, ces dernières ne font pas que des heureux, certaines professions étant frappées d’obsolescence et restant sur le carreau, notamment dans les secteurs et les industries soudainement "ringardisées" par l’exploitation de l’Hélium 3 et le développement de la fusion nucléaire contrôlée.
Plonger dans le monde parallèle de FAM revient aussi souvent à revisiter en live les plus célèbres uchronies audiovisuelles passées, mais qui ne se considéraient généralement pas comme telles (plutôt comme des futurs possibles si la conquête spatiale n’avait pas cessé en 1972). Ainsi, lorsque les pionniers Edward Baldwin et Danielle Poole — après avoir été transportés par la Polaris Shuttle 2 jusqu’au Polaris Hotel Flight Deck — débarquent (avec une poignée de touristes civils) via l’Elevator 3 dans la coursive principale du Polaris Orbital Hotel émaillée de vidéos publicitaires (mettant à l’honneur Karen Baldwin), c’est comme si les spectateurs revivaient, incrédules et émerveillés, l’arrivée du Dr Heywood Floyd sur la grande roue orbitale de la Space Station 5 dans le second segment de 2001 de Stanley Kubrick et Arthur C Clarke (1968). Même courbure concave intérieure, même blancheur de la déco, même type de clips diffusés sur les écrans publiques, même ambiance feutrée, mêmes sonorités subtilement inquiétantes (ici l’impact de la périodicité du mouvement rotatif)...
Plusieurs épisodes du milieu de la seconde saison de FAM avaient probablement péché par un excès d’exposition interpersonnelle, délayant ou diluant à l’excès les propos spatiaux et uchroniques ; mais il n’empêche que la grande qualité du soap moorien — méritant d’ailleurs plutôt le qualificatif d’étude de société — est révélée dans ces opus d’ouverture et de fermeture de saisons. Iceux récoltent toujours avec un naturel déconcertant les beaux fruits des semailles méticuleuses qui ont précédé. Quand bien même too much, too soapy et trop HS sur le coup, la capitalisation s’avère in fine très maîtrisée sur le temps long.
Et seule une pareille capitalisation est capable d’offrir des scènes aussi subtiles et justes que la bienveillance sans arrière-pensée — littéralement maternelle — de Karen Baldwin durant le mariage de Danny dans son hôtel... mais basculant soudain sans crier gare dans un trouble existentiel indicible en entendant Don’t Be Cruel de Billy Swan (et non d’Elvis) pour l’ouverture du bal. Ce regard silencieux transperçant le voile de l’interdit durant quelques infimes secondes, tel un (r)éveil synesthésique indésiré et incontrôlable, sans un mot, sans un souffle, inaccessible aux profanes, possède une signifiance et une force rétrospective qui en vient à légitimer pleinement ce que la série avait osé mettre en scène dans FAM 02x07 Don’t Be Cruel.
La difficulté à pleinement appréhender (et donc apprécier) au moment du visionnage des épisodes qui prennent rétrospectivement toute leur mesure par une maturation œnologique (à la lumière de ce qui suit et aussi avec le recul), telle est bien la marque des grandes séries dont le tout est supérieur à la somme des parties.
Le cadre et le contexte étant ainsi posés, qui plus est à la perfection, la seconde moité de l’épisode se focalise sur le rhème, à savoir la collision avec Polaris d’un minuscule débris spatial provenant d’un missile nord-coréen détruit sur une orbite proche. Soit un embryon de syndrome de Kessler, mais sous une forme plus réaliste que dans Gravity d’Alfonso Cuarón (2014).
Tout commence par une explosion à la surface de l’anneau rotatif, d’autant plus impressionnante qu’elle ne vient aucunement perturber l’étouffant silence spatial, à la façon d’une complète indifférence cosmique (merci à For All Mankind de n’avoir pas sacrifié ce réalisme élémentaire aux conventions hollywoodiennes). S’ensuit un dysfonctionnement du propulseur orbital ("orbital thruster") : celui-ci s’active à son niveau de puissance maximal… mais ne peut plus être interrompu depuis la salle de commande car sa valve s’est bloquée. Automatiquement, les moteurs verniers ("vernier thrusters") de l’anneau rotatif s’activent dans le sens opposé, mais la faible poussée de ces propulseurs complémentaires est insuffisante pour compenser… Et alors, inéluctablement, la vitesse rotative de l’anneau s’accélère, ayant pour effet d’accroître progressivement la gravité artificielle… puisque celle-ci résulte de la force centrifuge désormais croissante. À bord de la salle de commande qui monitore attentivement la progression des événements, le professionnalisme feutré ne laisse encore transparaître aucune panique, mais déjà l’ambiance n’est plus la même. L’état de grâce de la première cérémonie nuptiale dans l’espace a été rompu, même si les noceurs ne le savent pas encore...
Désormais, la logique de paix s’est muée en logique de guerre… ou plus exactement en grammaire de film catastrophe. C’est Die Hard de John McTiernan (1988) ou plutôt The Towering Inferno de John Guillermin (1974) qui se retrouve transposée en orbite. Les mécanismes narratifs sont sensiblement les mêmes. Un drame survient dans un coin isolé d’une vaste structure, puis le péril se déclenche et se répand progressivement. Seules quelques personnes savent, mais ne peuvent pas (coincées) ou ne veulent pas (pour n’affoler personne) prévenir et évacuer la population. Des professionnels aguerris pensent pouvoir endiguer la source de péril avant que celui-ci ne menace la collectivité. Mais l’intervention qui se voulait de routine ne se passe pas du tout comme prévu, et lorsque les autorités font le constat de leur impuissance, il est trop tard pour évacuer sans risque et sans pertes. Dès lors, le cauchemar débute vraiment… en "mode survival".
Mais quoique très classique dans sa construction, la seconde partie de FAM 03x01 Polaris a néanmoins le grand mérite de figurer un type de catastrophe encore inédit (une montée gravitationnelle par accélération de la vitesse angulaire) dans un environnement non moins inédit (une station spatiale orbitale dans un passé terrien alternatif), et elle traite cette problématique de sciences physiques avec un réalisme universitaire. L’angoisse croissante est très efficacement distillée, notamment à travers la lente prise de conscience par les noceurs de l’anomalie gravitationnelle (fatigue croissante, chutes anormales pendant les danses, gâteaux qui s’effondrent sur eux-mêmes…). Il n’y a d’ailleurs rien d’étonnant que les premiers à comprendre par eux-mêmes soient Danielle et Edward, chacun de leur côté…
La jauge de l’accélération de pesanteur ou "gravity level" (g) — sujette à une tendance haussière — s’impose désormais comme le nouveau point de mire, l’équivalent des chronomètres, comptes à rebours, et autres "countdown of doom" dans les productions à sensation. Ce sera ici Sam Cleveland qui s’opposera à ce que les hôtes soient avertis de la situation (alors que Karen Baldwin y était spontanément disposée). Le commander Rich LaPorte, responsable opérationnel, lancera alors immédiatement deux astronautes en combinaison pour une EVA (i.e. space walk) à la surface de la station afin de fermer manuellement la vanne bloquée…
Mais avant même d’atteindre le propulseur orbital à "éteindre", un des gros câbles stabilisateurs (reliant la section rotative au moyeu central fixe) se détache à l’une de ses extrémités, puis sous l’effet du mouvement annulaire, expulse Cy et Joaquin vers l’espace (arrachant leur "filin d’Ariane" et transperçant leur combinaison), avant de venir frapper (et percer) aléatoirement diverses sections de Polaris. Dans la salle de contrôle, les membres du personnel (dont Sam et Karen) assistent impuissants à l’agonie des deux astronautes perdus, tandis que sous la force centrifuge croissante, un autre câble stabilisateur subit le même sort, provoquant à son tour d’autres dégâts de surface. Les dépressurisations se multiplient sur la station, et LaPorte annonce que lorsque la gravité atteindra 4 g (voire avant), Polaris se désagrégera totalement.
L’un desdits câbles vient frapper le large hublot de la chambre d’Yvonne et Ed, mais ce dernier a le réflexe de faire sortir en urgence sa compagne avant que la vitre ne se brise totalement sous l’effet de la pression interne (et que l’air soit totalement expulsé), mais non sans se casser une jambe en raison d’une gravité ayant dépassé 1,5 g. L’évacuation vers la navette Polaris Shuttle 2 est finalement ordonnée, mais se mouvoir devient de plus en plus difficile pour tout le monde. Lorsque la gravité artificielle atteint 2,4 g, le troisième ascenseur menant au Polaris Flight Deck décroche et chute, entrainant dans la mort le "big boss" Sam Cleveland, au plus grand effroi de Karen qui en découvre le cadavre sans vie ! Celle-ci annonce alors que l’évacuation des ultimes rescapés devra se faire à pied, via des échelles verticales très raides menant de la coursive courbée principale au module central ("central hub").
Malheureusement, se hisser manuellement à plus du double de la pesanteur normale est quasiment impossible pour des civils non entrainés, et même Ed s’en révèle bien incapable avec sa jambe cassée. Ce sera donc le jeune marié, l’astronaute Danny Stevens, fils de Gordo et Tracy, qui sauvera tout le monde. Il est au top de sa forme physique et sa motivation à faire la différence est énorme car tous ceux qui comptent dans sa vie orpheline sont à bord de Polaris et dépendent désormais de lui (sa femme Amber, son frère Jimmy, Karen, Ed...) : alors que la gravité a maintenant dépassé 3 g, il s’élèvera avec grande difficulté de long de la périlleuse échelle jusqu’à la navette, puis il y revêtira une combinaison, sortira en EVA, marchera à la surface en évitant répétitivement d’être fauché par les mouvements de balayages aléatoires et ravageurs des gigantesques câbles stabilisateurs. Puis arrivé jusqu’au propulseur orbital, il ouvrira un panneau, et au bord de l’évanouissement, fermera la valve par un large mouvement de rotation. À son pic, la gravité a atteint 4,04 g avant que "l’orbital thruster" ne s’éteigne, tandis que Polaris était à deux doigts de se désagréger. Les moteurs verniers, toujours actifs, permettront alors à l’anneau de décélérer rapidement et retrouver un niveau de gravité standard. Quoique touché par l’un des câbles après avoir achevé son exploit, Danny s’en sort indemne.
La station-hôtel Polaris, son personnel et ses clients reviennent de loin. Mais outre les nombreux dégâts matériels et les blessures (notamment la jambe cassée d’Edward), trois morts sont à déplorer (le co-propriétaire de Polaris, Sam, ainsi que les astronautes Cy et Joaquin).
Le jeune Danny Stevens est désormais en bonne place pour assurer la relève astronautique... Alors qu’à l’inverse, le vétéran Edward Baldwin aura révélé des vulnérabilités (une jambe cassée dès 1,5 g, une dépendance envers un traitement par injections) qui pourrait compromettre sa participation à la future mission martienne de 1996...
Même s’il est probable que, comme à son habitude, For All Mankind assume en internaliste (par diverses enquêtes, sanctions, examens de conscience) les insuffisances mises en scène (erreurs de conception, défauts de protocoles, choix individuels erronés), il faut bien reconnaître que la seconde moitié de For All Mankind 03x01 Polaris en aura accumulé beaucoup, peut-être même trop. Certes, son sens affûté du climax, sa capacité à restituer à l’écran la fragilité humaine face aux forces cosmiques et son respect des sciences constituent un vrai sans-faute, ce qui est suffisamment rare dans une "séquence catastrophe" pour mériter de chaudes félicitations.
Néanmoins, il ressort en même temps un manque de professionnalisme aussi bien dans la conception de la station-hôtel Polaris, dans les protocoles opérationnels, que dans plusieurs décisions impactantes. Ainsi :
Comment se fait-il qu’il n’existe aucun backup, ou du moins aucun autre "orbital thruster" de puissance équivalente mais de direction opposée à celui qui est devenu incontrôlable pour en contrer les effets ?
Le blocage d’une valve (suite à une collision ou même par elle-même) est un incident qui peut effectivement se produire ; du coup diverses parades auraient dû être prévues, la plus évidente étant de couper en amont la source en carburant (car il en faut bien pour alimenter la combustion contrôlée d’un propulseur) ; une impuissance d’autant plus curieuse que les réserves de carburant sont très précieuses dans l’espace, et les architectures de distribution sont basées sur la parcimonie, c’est-à-dire qu’il doit toujours être techniquement plus contraignant d’alimenter que de ne pas alimenter.
Dans une station (ou un vaisseau) composé·e d’une section rotative et d’une section fixe, cette dernière doit elle-même disposer de ses moteurs verniers pour contrer l’inévitable mouvement de rotation imprimée par l’anneau (l’absence totale de frottement n’existant pas davantage que le mouvement perpétuel) ; c’est la raison pour laquelle une station de type grande roue orbitale (en un seul bloc) telle qu’elle apparaît 2001 est une option plus rentable (et fiable) pour produire de la gravité artificielle à base de force centrifuge.
Au regard de l’énorme capacité de nuisance des gros câbles stabilisateurs lorsqu’une de ses extrémités se détache, un protocole d’endiguement aurait dû être prévu ou activé, par exemple le décrochage automatique à distance de l’autre extrémité à un moment précis pour éviter de tragiques collisions à répétition.
La première erreur décisionnelle est de n’avoir pas décidé d’évacuer les civils à l’instant même où la gravité artificielle a commencé à croître. Mais cela reste une faute hélas très crédible, car dans une station privée (cas de Polaris), il est possible que l’autorité du PDG (Sam Cleveland) l’emporte jusqu’à un certain point sur celle du militaire en charge des opérations (Rich LaPorte). Et malheureusement, les logiques commerciales étant ce qu’elles sont, préserver le plus longtemps les apparences (tant qu’une résolution rapide reste vraisemblable) pour ne pas décevoir la clientèle — quitte à jouer avec leur vie — est un réflexe tristement naturel en pareil cas. Par une forme de "justice immanente", Sam paiera sa cupidité de sa vie.
La seconde erreur décisionnelle est en revanche plus grave et moins compréhensible. En effet, lorsqu’un premier câble stabilisateur s’est partiellement détaché et que le retour à la station des deux astronautes (Cy et Joaquin) a été ordonné par le commander Rich LaPorte, cela revenait à acter l’impossibilité de fermer la valve du propulseur orbital… et donc à entériner la croissance inextinguible de la gravité artificielle ! Par conséquent, c’est à ce moment précis — à la seconde même — que l’ordre d’évacuation général aurait dû être donné, aussi bien pour les noceurs, pour les éventuels autres clients de l’hôtel orbital, que pour tout le personnel civile et militaire. Mais il n’y a rien eu de tel : les opérateurs de la salle de contrôle sont restés en place, presque amorphes et spectateurs, à énumérer passivement les catastrophes qui commençait à s’accumuler en cascade (mort des deux astronautes, dégâts infligés par le premier câble, détachement du second, dépressurisations successives d’un nombre croissant de sections, autres dysfonctionnements résultant de l’accélération de la rotation et/ou de l’accroissement de pesanteur…). Il a fallu bien trop de temps (perdu), de catastrophes, et une gravité dangereuse (presque 2 g) pour que l’ordre d’évacuation soit finalement décidé. Et encore bien timidement par Karen Baldwin, à la façon d’une mesure prophylactique parce que "la sécurité des clients est sa préoccupation première" (sic). Si cela avait été vraiment le cas, le timing d’évacuation aurait été fort différent. La sidération et la tétanisation d’un personnel n’ayant encore jamais été confronté à pareille catastrophe peut expliquer certaines lenteurs et maladresses, mais l’épisode a poussé le bouchon un peu loin... avec une évacuation décidée bien trop tard, criminellement trop tard. La pesanteur est rapidement devenue telle que la plupart des protagonistes se sont retrouvés piégés dans la station, à attendre leur mort, passifs et résignés, tels des animaux que l’on conduirait à abattoir. Et sans l’héroïsme improbable de Danny, tout le monde y passait.
Du coup, il est permis de se demander si cette spectaculaire "séquence adrénaline" d’appel en début de saison (probablement destinée à héroïser Danny Stevens et "ébrécher" Ed au propre comme au figuré) ne s’est pas faite quelque peu au détriment de la crédibilité des structures et des acteurs de la course à l’espace... mais cependant pas au point que l’on puisse parler d’idiocratie au contraire de certaines autres productions de SF actuelles.
S’il est point sur lequel For All Mankind est restée fidèle à elle-même — et même invariante — dans sa troisième saison, c’est la question du progressisme féministe. Absolument tous les postes socialement clefs — ou narrativement déterminant — sont désormais occupé par des femmes : Margo Madison à la tête de la NASA, Molly Cob directrice du bureau des astronautes, Danielle Poole probable commandante de la mission américaine vers Mars, Karen Baldwin co-propriétaire de la station-hôtel Polaris et de la franchise mondiale The Outpost, Aleida Rosales en bonne place pour occuper un important poste de responsabilité sur la base de Jamestown … et peut-être bientôt Ellen Wilson présidente des USA ! Autant dire qu’avec seulement Danny Stevens (en pleine ascension) et Ed Baldwin (sur le retour), les hommes sont devenus de simples variables d’ajustement dans la sociologie de FAM.
Il n’est peut-être pas question ici de misandrie ou de matriarcat, mais il est néanmoins évident que la parité ne suffisait plus, y compris des décennies avant qu’elle ne soit moralement ou légalement instaurée. C’est à croire que l’idéalisme moorien cherche désespérément à racheter des millénaires de domination patriarcale. Certes, la série est suffisamment fine et bien écrite pour que sa crédibilité internaliste ne souffre pas d’un militantisme woke, d’autant plus que les femmes ne sont jamais idéalisées dans la série (systématiquement aussi imparfaites que les hommes). Mais le message externaliste n’en demeure pas moins pesant.
Accessoirement, même si la troisième saison a pris la peine de faire subtilement vieillir la plupart de ses personnages récurrents, il pourrait sembler curieux que ce soit comme par hasard le même noyau de protagonistes (à quelques défunts près) qui continuent à incarner l’astronomie américaine, décennies après décennies, administrations après administrations. Et lorsque ce ne sont pas eux personnellement, ce sont leurs enfants qui prennent le relai, comme si FAM cherchait mine de rien à être la chronique d’une dynastie — voire du aristocratie héréditaire — de l’astronautique. Bien entendu, les showrunners tiennent légitimement à conserver le plus longtemps possible leur main cast — au demeurant très réussi — et leur présence récurrente reste bétonnée en intradiégétique. Néanmoins, au regard du turnover qui sévit dans notre réalité, ce degré de stabilité peut interpeller (en bien comme en mal selon les perspectives).
Même si For All Mankind 03x01 Polaris conserve encore bien des caractéristiques sociologiques des nineties dans laquelle il est supposé être sis, il présente en même temps une foule de marqueurs contemporains. Par exemple, la problématique du réchauffement climatique (anthropique ou pas), quoique relativement ancienne dans divers milieux spécialisés (la Maison Blanche avait été informée par un mémorandum adressé à Jimmy Carter en juillet 1977), présente dans la ligne temporelle de FAM une visibilité médiatique et politique dès les années 80 comparable à celle qu’elle gagnera dans notre monde seulement à partir des années 2000, tout en étant largement solutionnée (ce qu’elle est loin d’être dans notre réalité). Les écrans plats qui ne se sont démocratisés chez nous qu’à partir des années 2000 sont monnaie courante dans FAM dix ans avant (à l’ère des tubes cathodiques). Le télescope spatial James Webb est envoyé sous un autre nom (Thomas Paine) avec rien de moins que 31 années d’avance… avant même la découverte de la première exoplanète (en 1995)...
Contrairement aux deux premières saisons de For All Mankind qui — à quelques détails près (comme le féminisme intersectionnel et le wokisme) — étaient profondément enracinées dans l’esprit de leurs décennies respectives, la troisième affiche bien davantage d’anachronismes… et elle fait donc curieusement l’effet d’une hybridation entre l’uchronie et le Zeitgeist contemporain.
Bien entendu, lesdits anachronismes sont supposés justifiés en in-universe par l’argument même de la série, à savoir une trame temporelle alternative née de la primauté soviétique dans l’alunissage de 1969, ayant poussé les USA à ne pas abandonner la course à l’espace après Apollo 17, tandis qu’une concurrence spatiale — perpétuelle et sauvage — avec l’URSS placerait l’espace au cœur de tous les enjeux scientifiques et géopolitiques (bases lunaires, exploitation minière de l’Hélium 3, bases orbitales auto-rotatives, missions martiennes habitées, nouvelles puissances spatiales émergentes, sociétés privées et tourisme spatial dès les années 90). Par voie de conséquences, l’humanité serait amenée à se surpasser en créativité, faisant en retour profiter la vie civile sur Terre d’innombrables retombées économiques, techniques et pratiques.
Par ailleurs, en matière de diégèse, il est aisé de deviner que les showrunners étaient impatients de mettre à profit leur turbo-chronologie pour davantage refléter la société contemporaine… avec trente années d’avance. Et en termes de production, cela représente aussi une possible économie budgétaire.
Le paradoxe est donc que cette timeline qui s’éloigne inéluctablement de la nôtre avec le temps… se rapproche en même temps beaucoup de nous…
Mais l’accumulation de toutes ces illustres réussites, par effet de masse, peut donner le sentiment d’être un rêve éveillé qui tord le réel, un idéalisme un peu délirant, presque un conte de fées relevant davantage de la fantasy que de la Hard-SF. Sur ce plan, les deux éléments contextuels les plus questionnables causalement sont :
#1 le développement de la fusion nucléaire contrôlée (produisant une énergie 100% propre) dès les années 1990… alors qu’elle n’est même pas encore à la portée de notre humanité contemporaine (malgré le gouffre financier du projet international ITER depuis 2007) ;
#2 l’URSS non dissoute le 26 décembre 1991 et prospérant comme jamais dans les années 90 sous l’administration communiste de Mikhaïl Gorbatchev.
Dans la chronologie de FAM, le #1 semble résulter de l’accès et de l’exploitation des vastes réserves d’3He lunaire. C’est en effet astucieux, mais un peu rapide (dans tous les sens du terme), parce que la réalisation d’une fusion contrôlée postule de nombreuses années d’expérimentations (temporellement non compressibles) à l’appui de considérables avancées en mécanique quantique. Or cette discipline aussi théorique que conceptuelle n’est aucunement impactée par une conquête spatiale de voisinage. Il en résulte une impression de confusion de domaines jurant quelque peu au regard de l’expertise scientifique générale de la série, comme si Ronald D Moore avait davantage écouté son cœur que sa raison… et avait surtout voulu se faire plaisir. Malgré tout, cela ne représente pas pour autant une incohérence formelle car il n’est pas possible d’exclure que la focalisation durable de l’humanité sur l’espace et — par extension sur les sciences en général — n’aurait pas engendrée une systémique de réactions en chaînes directes et indirectes (changement complet de priorité à l’échelle des nations, hausse des budgets de recherche et de développement, révélation de "génies" scientifiques qui s’ignoraient, émulations et concurrences pluri-accélératrices…) induisant des relations de causes à effets inimaginables par nos scientifiques contemporains. À plus forte raison sachant qu’une part significative des découvertes scientifiques disruptives résulte de la sérendipité, impliquant donc un facteur contingent (ou pour le dire crûment : le facteur chance). Mais nous touchons ici aux limites (ou aux facilités) du genre uchronique lui-même… qui en vient bien souvent à révéler davantage sur les convictions et les espérances de ses auteurs que sur les chaînes de causalité les plus strictes. Aucune uchronie (même littéraire) n’y faisant exception, il serait difficile d’en pénaliser vraiment For All Mankind dès lors que ses hypothèses de départ ont été acceptées.
Le #2 est un point aveugle récurrent depuis la première saison de For All Mankind, à savoir une "URSS-fonction" — aux ressources et aux performances inépuisables — destinée à être le perpétuel aiguillon et sparring-partner des accomplissements étatsuniens. Et de "l’URSS-fonction" à "l’URSS-magique", il n’y a qu’un pas lorsqu’on sait que la chute de l’Union soviétique était économiquement et politiquement inéluctable pour des raisons structurelles lourdes (quoique le néo-impérialisme russe contemporain ait développé des "vérités" alternatives prétendant le contraire...). Subsiste alors ce regret — lancinant — que FAM n’ait toujours levé aucun voile sur les causalités originelles de la divergence entre sa timeline et la nôtre (par exemple au moyen d’un épisode entier se déroulant de l’autre côté du rideau de fer, de divers flashbacks, ou simplement d’évocations avisées), privant du coup l’uchronie de son volet le plus contrefactuel, ayant pourtant la valeur de fondation en worldbuilding. L’arrivée d’Alexei Leonov sur la Lune un mois avant Neil Armstrong, puis la capacité des Soviétiques à tenir systématiquement la dragée haute aux Américains durant toutes les phases d’implantation lunaires, orbitales, et maintenant martiennes sont uniquement les symptômes de ladite divergence ! Les causes, elles, se situent même en amont du programme Vostok-Voskhod-Soyouz qui – pour des raisons politiques, organisationnelles, et économiques lourdes – fut incapable dans notre réalité de matcher le programme Mercury-Gemini-Apollo de la NASA. L’URSS fut "larguée" dès 1966, et la mort de Sergueï Korolev (le Wernher von Braun russe) enterrera définitivement le rêve lunaire. Heureusement, FAM 02x07 Don’t Be Cruel révéla la survie de ce dernier, soit un élément essentiel de réponse... mais faisant remonter la divergence à un point chronologique en réalité très antérieur au premier alunissage de 1969. Et il faut dire que les deux précédentes saisons de For All Mankind n’ont cessé de révéler en creux — par d’innombrables indices disséminés — que cette alter-URSS avait en réalité fait d’autres choix politiques depuis… au minimum les années 1930 ! Dès lors, il n’est pas forcément si étonnant qu’elle ait été capable de se maintenir au-delà du 25 décembre 1991, continuant donc commodément à envoyer les USA en l’air jusqu’aux confins de Mars et au-delà comme dans l’univers clarkien de Space Odyssey Series. Donc aucune incohérence formelle à déplorer ici, mais néanmoins la troublante sensation d’une Histoire à laquelle il manquerait plusieurs chapitres essentiels pour mériter pleinement de la Hard SF. Avec pour corollaire que l’hypothèse originelle de la série — la Lune rouge — n’est ni un point de départ ni une cause, mais en réalité une "simple" conséquence tardive d’une problématique qui n’a pas été traitée (et qui ne le sera probablement jamais).
For All Mankind 03x01 Polaris souffre de plusieurs incohérences mineures (techniques et opérationnelles mais néanmoins pas scientifiques) dans son segment de la "tour infernale" orbitale. En outre, son uchronie est tellement idéalisée (URSS triomphante au-delà de 1991 sans argument causal solide, fusion contrôlée dès les années 90, trente ans d’avance scientifiques et technologiques dans tous les domaines…) que sa contrefactualité semble parfois flirter avec le deus ex machine utilitaire... ou avec la simple expérience de pensée non contraignante...
Il n’en demeure pas moins que la rigueur générale de l’épisode vient magistralement en renfort de sa radioscopie psychosociologique qui — quoique déclinée au conditionnel voire "au fantasmatique" — n’en est pas moins tirée au cordeau. L’écart-type record des rythmes scéniques jamais ne sacrifie la logique de sa diégèse, prenant malicieusement le contrepied des codes artificiels de la plupart des SF en vogue.
L’épisode parvient ainsi à être tout à la fois un what if solide, une exploration émerveillée du cimetière des rêves spatiaux de notre propre Histoire, une commémoration des ambiances claires-obscures des nineties (au carrefour des grandes espérances et des grandes désillusions), une apothéose du réalisme visuel (avec des effets spéciaux proprement documentaires), une ode à la contemplation spatiale qui donne du temps au temps... mais également un survival cosmique au climax chirurgical ayant l’audace de rappeler que, même dans cette timeline alternative ayant réussi tout ce que la nôtre a raté, l’humain demeure toujours aussi fragile et insignifiant face aux lois physiques et aux lois naturelles hors de son berceau originel.
Imparfait certes, mais très brillant. Invariablement, un morceau envoûtant de la Hard-SF, dans le fond comme dans la forme, dans l’ambition uchronique comme dans la réalisation acribique, dans l’intime comme dans l’alter-worldbuilding.
Et aux yeux des trekkers, tant par son idéalisme que par son lien d’auteur (Ronald D Moore), For All Mankind pourrait être un pré-prequel symbolique à l’univers de Star Trek — du moins l’authentique. Ou alors, étant donné l’implication commune de Naren Shankar, un prequel officieux à l’univers de The Expanse.
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