Star Trek : La Directive Première serait-elle un outil de sélection des espèces ?
STAR TREK : LA DIRECTIVE PREMIÈRE, OUTIL DE SÉLECTION DES ESPÈCES ?
Unification propose un débat estival entre Olivier M, créateur de la chaîne Sauce Fiction sur Youtube… et Yves Raducka, notre spécialiste "maison" de Star Trek.
LA THÈSE par Olivier M
L’univers de Star Trek, riche en exploration spatiale et en rencontres avec des civilisations diverses, est guidé par un principe fondamental : la Directive Première.
Mais savez-vous comment la Fédération des Planètes Unies et Starfleet utilisent réellement cette directive pour contrôler l’espace et en fin de compte sélectionner les espèces susceptibles d’intégrer la Fédération ? Cette question est intéressante et complexe, et elle mérite qu’on s’y arrête un instant à travers les multiples épisodes et films de la franchise.
Directive Première : un instrument de contrôle et de sélection
La Directive Première, ou Prime Directive, interdit toute ingérence dans le développement naturel des civilisations extraterrestres, en particulier celles qui n’ont pas encore atteint le niveau technologique permettant le voyage spatial. Officiellement, ce principe vise à protéger ces civilisations de toute influence extérieure qui pourrait perturber leur évolution naturelle, y compris leur extinction.
En gardant cette opposition d’idées en tête, il devient clair que la Directive Première n’est pas seulement un garde-fou pour des espèces inférieures, mais sert également de filtre pour évaluer quelles civilisations pourraient un jour intégrer la Fédération des Planètes Unies. Et là, se pose un problème éthique important.
Le respect de l’évolution naturelle : une façade ?
Prenons l’exemple de l’épisode « Justice » de Star Trek : The Next Generation (TNG). L’équipage de l’USS Enterprise découvre une planète habitée par une civilisation apparemment utopique, les Edo, qui vivent en harmonie parfaite grâce à des lois extrêmement strictes. Lorsque Wesley Crusher enfreint une règle en cassant accidentellement une serre en jouant avec les jeunes, il risque alors la peine de mort pour cet acte.
Le capitaine Jean-Luc Picard est confronté à un énorme dilemme : doit-il respecter la Directive Première et ainsi préserver l’évolution naturelle des Edo ou sauver son jeune officier ?
Nous connaissons tous la personnalité de Picard qui, évidemment, choisit de sauver Wesley, mais pas avant d’avoir longuement réfléchi aux implications de son acte en buvant probablement un thé Earl Grey chaud.
Cet épisode nous révèle une chose importante. La Directive Première est non seulement utilisée pour protéger les civilisations, mais aussi pour tester leur maturité et leur compatibilité avec les valeurs de la Fédération. Parce qu’il faut comprendre que les Edo, bien que technologiquement avancés, vont être jugés sur leur système de justice sévère et non sur leur niveau technologique. La décision de Picard montre donc ici que Starfleet évalue aussi les normes morales des sociétés qu’elle rencontre. Il y a donc un tri qui s’opère sur d’autres niveaux de critères non exprimés que celui de la non-ingérence dans l’évolution d’une espèce.
Contrôle de l’espace et de l’évolution technologique
Dans un autre épisode de TNG, « Premier Contact », l’Enterprise est envoyée sur une mission d’observation pour évaluer une civilisation au bord de découvrir le voyage spatial et la technologie de propulsion à distorsion.
Il faut savoir que le protocole de premier contact, strictement encadré par la Directive Première, permet à la Fédération de surveiller l’évolution technologique des civilisations et d’intervenir uniquement lorsque celles-ci semblent prêtes à entrer en contact avec des espèces venues de l’espace. Cette démarche garantit que seules les civilisations capables de gérer les implications de la technologie warp et de la vie extraterrestre sont approchées. Cela permet aussi à la Fédération de maintenir une certaine forme de contrôle distant sur l’expansion technologique dans la galaxie, à l’intérieur des frontières de l’espace contrôlé par la Fédération, évitant ainsi que des civilisations moins mûres n’accèdent prématurément à des technologies potentiellement destructrices.
C’est d’ailleurs le cas dans cet épisode où Riker va être en danger de mort parce que les médecins de la planète comprennent qu’il est un visiteur d’un autre monde. Même si la technologie de la planète Malcor III est en phase avec les critères de la Fédération, leur mentalité n’a pas le niveau de maturité nécessaire pour accepter que d’autres êtres vivants puissent exister dans la galaxie.
Trier les espèces pour une sélection naturelle inversée
Un autre exemple marquant de cette interprétation de la Directive Première est l’épisode « L’Évolution de l’espèce » de Star Trek : Enterprise où le capitaine Jonathan Archer et son équipage découvrent une civilisation, les Valakians, qui souffrent d’une maladie génétique mortelle qui a décimé toute leur population, causant douze millions de morts en moins d’un an. Phlox, le médecin de bord de l’Enterprise NX-01, trouve un remède, mais décide de ne pas l’administrer car cela interférerait avec l’évolution naturelle des Valakians et des Menk, une autre espèce qui vit sur la planète et qui pourrait devenir l’espèce dominante si les Valakians s’éteignent. Archer va, contre l’avis de Phlox, prendre la décision de fournir un médicament aux Valakians pour leur donner un sursis, en totale contradiction avec la Directive Première.
Cet épisode met en lumière la manière dont Starfleet utilise la Directive Première pour influencer indirectement l’évolution des espèces qu’elles pensent être assez similaires aux valeurs de la Fédération. En choisissant d’intervenir, Archer ne permet pas aux Menk d’avoir l’opportunité naturelle d’évoluer et va contre les lois de sélection naturelle en privilégiant une espèce plutôt qu’une autre. À mon sens, c’est tout aussi cruel pour les Menk que pour les Valakians. Mais c’est aussi une façon pour la Fédération de garantir que seules les espèces capables de surmonter leurs propres défis sont susceptibles d’intégrer la communauté galactique, même s’il faut parfois donner un coup de pouce au destin.
Les dilemmes éthiques et les paradoxes de la Directive Première
La Directive Première est souvent présentée comme une règle morale visant également à protéger les civilisations moins avancées. Cependant, son application soulève de nombreux dilemmes éthiques. Dans l’épisode « Symbiose » de Star Trek : The Next Generation (TNG), l’équipage de l’Enterprise découvre deux civilisations interdépendantes : les Ornarans, dépendants d’une drogue appelée félicium, fournie par les Brekkians. Picard doit décider s’il doit intervenir pour mettre fin à cette exploitation ou respecter la Directive Première. Finalement, il choisit de ne pas intervenir directement, mais il met fin à l’approvisionnement en pièces détachées des vaisseaux Ornaran, les obligeant à trouver une solution eux-mêmes. Picard l’annonce lui-même en se protégeant derrière la Directive Première qui, comme il le dit, l’empêche d’interférer dans les transactions entre les deux planètes ; elle l’empêche également de fournir des pièces de rechange pour les cargos vieillissants.
Pourtant, Picard confie au Dr Crusher, un peu plus tard, que même si les Ornarans peuvent souffrir de symptômes de manque à court terme, ce sera une opportunité pour les deux races d’avancer chacune à leur manière. Il y a donc une volonté d’interférer indirectement selon un code moral propre au capitaine, tout en prétextant que les règles de Starfleet sont infranchissables.
Ce dilemme met en lumière les paradoxes de la Directive Première : protéger une civilisation peut parfois signifier ne rien faire, même si cela entraîne des souffrances à court terme. Je pense que la Fédération utilise alors ces situations pour également évaluer la résilience et l’ingéniosité des civilisations, testant leur capacité à surmonter les crises sans aide extérieure. Mais à quel prix : celui de vendre son âme au diable, car ici Starfleet donne un pouvoir divin, de vie et de mort, à ses représentants dans la galaxie.
Introspection Personnelle
En tant que fans, nous sommes invités à prendre conscience de nos propres principes moraux et éthiques, afin de les mettre en parallèle avec ceux de nos univers préférés.
Si vous étiez à la place de l’un des capitaines de Starfleet, comment équilibreriez-vous la nécessité d’intervenir pour sauver des vies et le respect de l’évolution naturelle des civilisations ?
Cette question est particulièrement pertinente, mais aussi difficile, dans notre monde actuel, où les interventions humanitaires et les politiques de non-ingérence continuent de susciter des débats.
En explorant la Directive Première à travers Star Trek, nous sommes donc encouragés à envisager nous-mêmes les conséquences de nos propres actions et décisions quotidiennes, tant au niveau individuel que collectif. Car, en fin de compte, la Directive Première n’est pas simplement une règle de non-ingérence ; c’est un cadre éthique complexe qui nous rappelle l’importance de la prudence, du respect et de la responsabilité dans nos interactions avec les autres.
J’espère que la prochaine fois que vous regarderez un épisode de Star Trek, vous aurez cela en tête pour prendre un moment et réfléchir à ce que vous feriez à la place de votre capitaine préféré et surtout aux implications de vos choix.
Vous pouvez continuer l’exploration de ce sujet en écoutant mon podcast sur la Directive Première et l’exploration de l’univers de Star Trek.
À bientôt les fans de fiction !
Olivier M
L’ANTITHÈSE par Yves Raducka
Il n’existe probablement pas de topos plus emblématique de Star Trek que la Directive Première. Simple béquille scénaristique (à l’instar de la téléportation) lors de son apparition dans la première saison de ST TOS, elle s’est progressivement muée en construct d’une ambition vertigineuse par ses implications philosophiques et épistémologiques.
Aux antipodes de la moraline dont les héros hollywoodiens sont généralement dotés (et sursaturés), elle ouvrait sur un paradigme ouvertement sis par-delà le bien et le mal. À la fois principe de prudence (et d’humilité) existentiel questionnant la place de la vie et de la finalité des civilisations, et garde-fou paroxystiquement frustrant contre les inclinations naturelles des humains (et autres humanoïdes), le General Order 1 incarne ce dont l’humanité fut incapable tout au long de son Histoire, matérialisant ainsi sa capacité à grandir et à apprendre de ses errements (entre le spectre de la mauvaise conscience et la tentative de rédemption).
Célèbre surtout pour s’appliquer aux sociétés pré-warp (la découverte ou l’invention du FTL matérialisant à la fois un seuil évolutionniste cardinal et la condition sine qua non d’une possibilité d’influence non-locale), la Prime Directive est en réalité composée de 47 sous-directives (dixit ST VOY), couvrant donc un spectre nettement plus large de configurations (tant pour conférer des nuances et du réalisme au passage de la théorie à la pratique que pour offrir de la souplesse aux scénaristes), mais sans jamais se départir pour autant d’une philosophie de non-ingérence et de respect de l’altérité (quelles que puissent être ses implications axiologiques).
The last but not the least, la Directive Première est aussi une résolution — et l’une des plus brillantes s’il vous plait — du spinescent Paradoxe de Fermi. En d’autres termes, l’équivalent d’une Prime Directive ("by any other name") pourrait expliquer qu’aucun extraterrestre ne se soit manifesté à l’humanité jusqu’à présent (à notre connaissance du moins)...
Une question d’échantillonnage
En tant qu’univers audiovisuel multi-contributif au long cours mais caractérisé par une cohérence interne assez unique — du moins jusqu’en 2005 — Star Trek a acquis une existence imaginaire propre par-delà ce que ses épisodes et films donnent à entrevoir. En d’autres termes, d’une perspective internaliste, les sociétés qui y sont mises en scène (au premier titre la Fédération des Planètes Unies et Starfleet) ne peuvent se limiter à ce qui est visible à l’écran… même si, en retour, rien de ce qui est on screen ne peut être ignoré (ni contredit). Il en résulte paradoxalement que le nombre écrasant d’heures de programme (736 opus entre 1964 et 2005) ne permettent pas d’avoir une vision complète des doctrines et des institutions trekkiennes, ce qui autorise (et même encourage) bien des spéculations raisonnables, quoique celles-ci soient — par construction — assujetties aux plus infimes recoins de ce qui fut écrit et mis en scène depuis l’origine. Autant de relevés qui composent une imposante mosaïque de points, mais il appartient ensuite à chacun de tracer une courbe — si possible élégante — qui puisse les relier tous.
Rien que des exceptions (du moins à l’écran)
En gardant ce postulat à l’esprit, il va de soi que les épisodes de ST TNG (par exemple) ne mettent pas en scène l’intégralité des missions de l’USS Enterprise D, et encore moins de l’ensemble des vaisseaux de Starfleet… Il ne s’agit que de florilèges, de sélections ou d’échantillons…
Or lorsqu’il est question de près ou de loin de Prime Directive, force est de constater que les opus trekkiens se focalisent toujours sur des configurations où la Directive Première se voit ouvertement violée, soit par nécessité de survie, soit par impératif stratégique, soit par décision éthique, soit par quadrature causale. Les spectateurs les plus critiques (ou suspicieux) pouvaient même parfois y déceler l’ombre d’un anthropocentrisme voire d’un impérialisme inconscient d’un confort intellectuel.
Mais c’était là des choix scénaristiques qui ne devaient rien au hasard, l’objectif ayant toujours été de servir au mieux la narratologie. En effet, pour une SF qui avait vocation à privilégier le fond à la forme, la substance provenait des oppositions de perspectives, des débats idéels, des dilemmes moraux… mais aussi des conséquences à assumer sur le temps long (par exemple lorsque le capitaine Picard dû répondre de ses manquements devant Starfleet dans ST TNG 04x21 The Drumhead). Tandis que l’application mécanique d’une loi n’aurait présenté aucun enjeu narratif, aucune hauteur de vue, et n’aurait pas eu davantage de sel diégétique que la journée ordinaire d’un fonctionnaire. De le même façon qu’un système pénal ne s’évalue véritablement qu’à travers l’étude de ses erreurs judiciaires, la Prime Directive ne se mesure vraiment que par les situations où elle se révèle inapplicable (ou du moins subjectivement trop difficile à appliquer).
Bien entendu, il ne faut pas non plus être naïf, ces choix scénaristiques résultaient également de la contrainte commerciale de maintenir à l’écran un programme un minimum family friendly, c’est-à-dire qui ne montre jamais les héros (tant adulés par les fans) laissant se produire des atrocités (selon nos référents contemporains). Ce n’est d’ailleurs pas faute d’avoir périodiquement flirté avec l’indicible (par exemple dans ST TNG 02x15 Pen Pals ou dans ST TNG 07x13 Homeward où respectivement les Dremans et les Boralaans étaient promis à l’anéantissement), sauf qu’un imprévu se chargeait commodément à chaque fois d’épargner moralement le capitaine (et avec eux les spectateurs). Mais c’est précisément là que le spectateur devait convoquer par son imaginaire la masse de non-dits et de non-montrés pour appréhender pleinement le tragique de la Prime Directive, selon le principe de 12 Angry Men de Sidney Lumet (1957) (dont l’issue heureuse en trompe l’œil assénait en creux un pessimisme systémique).
Bref, qu’il s’agisse de ST TOS, ST TNG, ST DS9, et de ST VOY, ces séries ne présentaient que des morceaux choisis, et finalement une collection d’exceptions dès lors qu’il était question de Prime Directive. Car le contraire aurait été selon les cas, soit trivial, soit immontrable.
ST ENT, en revanche, suit un autre chemin. Mais nous allons y venir...
ST TNG 01x08 Justice
Dans ST TNG 01x08 Justice, Picard a été surpris par l’implacabilité binaire du système pénal des Edos, et son viol de la Prime Directive fut en partie motivé par des raisons personnelles, à savoir l’injustice létale (peine de mort) qui risquait de frapper un enfant de l’équipage, Wesley Crusher, qui se trouvait en outre être un substitut de fils pour le capitaine.
Finalement, passé le beau discours "kirkien" final à l’entité protectrice des Edo, ST TNG 01x08 Justice révèle la légèreté et l’impréparation de l’équipage de l’Enterprise D pour choisir ses lieux de permission. Le minimum aurait été d’étudier la sociologie — et donc les tabous et les normes judiciaires — AVANT d’y envoyer un quelconque membre d’équipage.
Les "tris" sont donc probablement nécessaires, mais davantage par pragmatisme que par idéologie. Pour éviter les "faux pas" (en français dans le texte lol), pour évaluer les degrés de compatibilité d’entendement, et pour préparer les rencontres plus sérieusement que des séjours au Club Med.
La responsabilité du télépathe prodige Tam Elbrum dans le désastre de Ghorusda (cf. ST TNG 03x20 Tin Man) ou encore la rencontre originelle entre les Minbaris et les Terriens dans Babylon 5 montrent à quel point un premier contact est toujours un point de bascule existentiel potentiellement dramatique.
ST TNG 04x15 First Contact
Dans ST TNG 04x15 First Contact, la mission de Riker est décrite comme strictement éthologique (observation invisible et acquisition de connaissances), donc largement comparable par sa finalité à celle des xéno-anthropologues sur Mintaka III dans ST TNG 03x04 Who Watches The Watchers.
C’est uniquement parce que Riker fut gravement blessé — et finalement qu’il disparut des "radars" de l’USS Enterpise D — durant sa mission d’infiltration sur Malcor III que Picard a pris le risque de se révéler aux dirigeants de cette planète. L’ironie est que ces derniers ont alors pris eux-mêmes conscience de leur immaturité (leur système de croyance n’était pas encore prêt à affronter l’existence d’aliens), et ils ont sagement ajourné sine die leur premier vol à distorsion.
Donc sur la base de ce que montre ST TNG 04x15 First Contact, le ralentissement technologique des Malcorians fut une conséquence indirecte et imprévue de l’accident du Number One. Rien n’était feint, ni la situation de Riker (qui faillit y laisser la vie), ni l’inquiétude de Picard (qui était mortifié de devoir interférer).
Alors certes, des objectifs cachés (non verbalisés ni sous-entendus dans le script) ne sont pas formellement impossibles ; néanmoins on screen, rien ne suggère que Starfleet cherchait à — ou était en mesure de — sciemment contrôler d’une quelconque manière l’expansion technologique des Malcorians.
ST TNG 01x22 Symbiosis
Dans ST TNG 01x22 Symbiosis, le rapport d’interdépendance des Ornarans et des Brekkians était aussi malsain que celui qu’entretiennent les dealers avec leurs clients junkies (ignorant qui plus est leur condition).
Même si ST DS9 développera par la suite une configuration bien pire encore (avec les Founders et les Jem’Hadars), la morale humaine ne pouvait pas ne pas s’émouvoir du sort des Ornarans, ce qui aura conduit Jean-Luc Picard et Beverly Crusher à s’opposer discursivement (et leurs débats furent de haute tenue). La position initiale du capitaine était comme à l’accoutumée crypto-vulcaine (application littérale de la loi sans émotion), mais les arguments sensibles du médecin de bord ont fini par grandir en lui…
In fine, Picard aura trouvé une solution en apparence jésuite (et que n’aurait probablement pas désavoué un Talleyrand). Mais en réalité, celle-ci entérine le fait qu’à partir du moment où les protagonistes ont compris la nature de la relation entre les Ornarans et des Brekkians, il y avait ingérence de Starfleet quelle que soit la décision de commandement prise. Donc l’option de la non-ingérence n’était plus matériellement possible, sauf à se mentir à soi-même. Parce qu’aider activement les Brekkians à "asservir" les Ornarans au moyen du felicium violait autant la vertueuse Directive que ne pas les aider.
Et c’est essentiellement là que réside le paradoxe, un peu à la façon du rôle déterminant de l’observateur dans la réduction de la fonction d’onde en mécanique quantique (du moins selon l’hypothèse de Copenhague et à fortiori de celle de von Neumann-Wigner).
Alors violé pour violé, autant choisir l’option qui tend le plus vers un développement naturel. C’est au fond le raisonnement qu’aura également tenu Kirk dans ST TOS 02x09 The Apple, et d’une certaine façon Janeway dans ST VOY 01x01+01x02 The Caretaker.
ST ENT 01x13 Dear Doctor
Venons-en maintenant au cas épineux de ST ENT 01x13 Dear Doctor…
Avant tout, il faut mentalement intégrer que la série prequelle se déroule au 22ème siècle, plus de 100 ans avant ST TOS et une décennie avant la fondation de la Fédération (en 2161), c’est-à-dire durant une période où la Prime Directive n’existait tout simplement pas dans la chronologie internaliste du Trekverse, pas même dans la tête des personnages (qui n’étaient pas trekkers contrairement aux spectateurs).
Tous les fondements philosophiques (et les codes) de Star Trek restaient encore à bâtir. Et c’est au passage ce qui faisait tout l’intérêt de ST Enterprise et la place très particulière qu’elle occupe encore aujourd’hui.
Du coup, dire qu’Archer agit « en totale contradiction » avec la Directive Première dans ST ENT 01x13 Dear Doctor est plutôt impropre, et chercher chez Starfleet de 2152 une quelconque intention systémique (en in-universe) d’influencer l’évolution des espèces en fonction de critères de convergence ou de sociabilité serait largement anachronique.
En réalité, contrairement au script initial prévu pour Dear Doctor par Maria & André Jacquemetton, Archer ne s’oppose pas à Phlox à la fin de l’épisode mais au contraire suit à contrecœur — et même dans la douleur ! — les recommandations du médecin Denobulien qui, face à une situation de portée eschatologique, raisonne d’abord en scientifique. Si "bien" que dans un déchirement existentiel le conduisant à agir contre tous ses principes moraux instinctifs, Jonathan Archer consent à ne pas donner le véritable remède étiologique aux Valakiens ! À la place, bien maigre lot de consolation s’il en est, le capitaine du NX-01 leur laisse juste un médicament sémiologique (qui ne réduit en rien leur risque d’extinction mais soulage temporairement leurs symptômes). Et cette solution (que l’on peut qualifier de "palliative") n’est l’objet d’aucun réel litige entre le capitaine et le médecin.
Donc malgré les apparences peut-être, Archer ose le choix amoral de ne pas intervenir sur le seul terrain qui aurait pu faire la différence : il ne sauve pas les Valakiens de leur extinction probable (alors qu’il aurait pu), il ne leur donne même pas un coup de pouce (par exemple en les mettant sur la voie heuristique), et il laisse aux Menks le champ libre, c’est-à-dire l’opportunité naturelle d’évoluer… et de prendre à terme la place des Valakiens (sur leur planète commune).
C’est là une grande première dans l’histoire de l’humanité. Mais ce choix narrativement "culotté" avait indigné une partie des spectateurs américains lors de la première diffusion de l’épisode début 2002. Parce que c’est tout bonnement la première fois que Star Trek aura eu l’audace de mettre en scène la froide application de la Directive Première… au lieu de son contournement rituel (et complaisant).
Après l’avoir invoquée tant de fois (ad libitum), après s’en être réclamée à tue-tête durant 35 ans de production (à l’époque), mais en épuisant en même temps un à un tous les prétextes pour ne pas l’appliquer à l’écran (afin de ménager les bonnes consciences), voilà qu’ENFIN Star Trek en montre la mise en œuvre ! Et cela paradoxalement avant sa création officielle et légale in-universe, avant même qu’elle ne porte un nom… mais en dévoilant à cette occasion que ces pionniers des voyages spatiaux avaient déjà en eux la sourde intuition que l’humanité n’était pas partie explorer l’univers pour "jouer aux dieux" (envers les civilisations technologiquement moins avancées).
Toutefois, les spectateurs n’ont pas tous apprécié qu’Archer ait possiblement permis voire favorisé un génocide (selon nos échelles de valeur actuelles). C’est à croire que bien des trekkers avaient mentalement joué à cache-cache si longtemps avec les implications réelles d’une des pierres angulaires de Star Trek.
N’empêche, le chef d’œuvre ST ENT 01x13 Dear Doctor — assurément l’un des points culminants de toute la franchise voire de la SF en général — aura témoigné d’un courage que les quatre séries ST produites avant n’avaient pas eu, tout en mettant astucieusement sa position intra-chronologique à profit. Il est cohérent en effet de placer sous la lumière des projecteurs l’application non-naturelle (pour les héros) de la Prime Directive (lorsque celle-ci n’était encore ni une loi ni une norme), comme il était symétriquement non moins cohérent d’en exciper répétitivement durant les ères où elle était devenue naturelle et banale pour tous les officiers de Starfleet.
Miroir fractal de nos existences
Alors oui, la Directive Première peut être a/immorale, cruelle, source infinie de dilemmes et de tiraillements, proprement intenable pour des éthiques humaines qui aspirent à l’universel.
Mais bien comprise philosophiquement, elle est en réalité l’ultime rempart, non seulement contre toutes les formes de prosélytismes et d’impérialismes, mais aussi et surtout contre... l’entropie ! Elle est l’expression d’une maturité trekkienne qui a pris conscience que les présences passives et même simplement les existences sont autant de vecteurs d’influences, donc de conquêtes, si ce n’est des terres et des corps, du moins des esprits. Une réalité évolutionniste où les intentions — aussi bonnes soient elles — ne suffisent plus à faire le départ.
Maintenant, vouloir imputer à l’un des fondements philosophiques de Star Trek une intentionnalité télique jamais exprimée à l’écran, c’est un pari risqué, quoique séduisant intellectuellement. Il puise certainement son origine dans la grammaire (et l’amour) de la SF littéraire, où les utopies sont en général le faux nez des pires dystopies, où il n’y a pas de place pour le premier degré.
Il existe pourtant quelques authentiques contre-exemples, tels le Cycle de la Culture de Ian M Banks (quoique…), et assurément... Star Trek ! Sans quoi, ce serait faire injure aux intentions de Gene Roddenberry pour qui l’utopie était un idéal 100% sincère, sans une once de double discours ni de tiroir secret (au point de se prendre un peu pour un gourou à la fin de sa vie). Son successeur choisi, Rick Berman, avait mis un point d’honneur à respecter le fond de cet idéal, mais en lui conférant davantage de réalisme structurel, sans pour autant le trahir.
Même si cela est exaltant comme un bon épisode de The X Files, chercher systématiquement des plans, des agendas, des objectifs secrets serait également susceptible de paver involontairement le terrain à la dénaturation intrinsèque dont le FakeTrek s’est fait une spécialité gloutonne depuis 2009.
Son fossoyeur en chef, Alex Kurtzman, s’est toujours employé à faire dire aux doctrines autre chose — voire le contraire — de ce qu’elles disaient officiellement, et ce au nom d’une prétendue lucidité désabusée... et accessoirement d’une prétention à réinventer l’eau tiède à chaque saison. Ce tropisme déconstructif et déréalisant culminera d’ailleurs dans Picard 01x02 Maps & Legends lorsque la C&C de Starfleet en personne (rien que ça !), l’amirale Kirsten Clancy, clamera sans état d’âme qu’il appartient à la Fédération de décider si une espèce vit ou meurt dans l’univers !!! Serait-il possible d’être épistémiquement davantage anti-trekkien ?! "Nemo auditur propriam suam turpitudinem allegans".
Dès lors, faudrait-il considérer que l’utopie trekkienne n’est qu’une vaste hypocrisie, tout juste maintenue sous "perfusion roddenberrienne" par quelques "élus" messianiques (donc non représentatifs de leur société) le temps des épisodes ? Tandis que le postulat optimiste (si singulier) imaginé par Roddenberry-Berman serait illusoire, telle la relique poussiéreuse d’un temps candide révolu ("que les moins de vingt ans…") ?
N’existerait-il plus de SF légitime et pertinente hors de l’unisson du chœur dystopique ? Le pessimisme (voire déclinisme) des worst case scenarii serait-il vraiment devenu aujourd’hui la seule voie admissible, crédible et respectée pour penser, inspirer, transposer, dénoncer, avertir ?
Maintenant, s’il faut simplement se prononcer sans arrière-pensée sur le libellé de cette disputatio magistrorum, eh bien, certes, la Directive Première pourrait être en quelque sorte considérée comme un "outil" de sélection des espèces. Mais seulement en creux.
En réalité, par sa neutralité épistémique et dans la mesure où son objectif est d’interdire — au pire d’invisibiliser ou de minimiser — toute ingérence artificielle et tout finalisme extérieur, la Prime Directive s’érige plutôt en gardienne ou en comburant de la sélection naturelle.
Merci à Olivier M
En tout état de cause, fort de ses exercices passionnants de décryptage des univers de SF (littéraires en particulier), il faut féliciter Olivier M de s’être plongé dans l’un des topics les plus polarisants (et polémiques) du vaste univers Star Trek.
Et quoi de mieux qu’un "article à thèse" afin de poser un nouveau regard, proposer une interprétation alternative... et donc susciter des contre-argumentations enrichissantes pour accoucher d’un compendium dialectique…
Thèse... antithèse... Charge aux lecteurs de proposer maintenant une synthèse.
Yves Raducka
SAUCE FICTION : LE PODCAST
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