For All Mankind : Critique 3.06 New Eden
FOR ALL MANKIND
Date de diffusion : 15/07/2022
Plateforme de diffusion : Apple TV+
Épisode : 3.06 New Eden (Un nouvel Éden
Réalisateur : Andrew Stanton
Scénariste : Stephanie Shannon
Interprètes : Joel Kinnaman, Shantel VanSanten, Jodi Balfour, Sonya Walger, Krys Marshall, Cynthy Wu, Casey W. Johnson, Coral Peña, Wrenn Schmidt et Edi Gathegi
LA CRITIQUE
Le moins que l’on puisse dire est que FAM 03x04 Happy Valley et FAM 03x05 Seven Minutes Of Terror s’étaient recentrés comme jamais sur l’espace, entre les tragédies cosmiques dans un silence assourdissant et l’ennui d’un voyage (apparemment) immobile... jusqu’à l’orgasme planétaire du premier pas du Mars.
Pour qui connait la sensibilité progressiste de la série, il ne faut donc pas s’étonner que For All Mankind 03x06 New Eden soit revenu à une de ses thématiques fétiches qu’il serait tentant de qualifier de soap woke... mais qui, en dépit des apparences peut-être, constitue en fait ici à un retour un réel, traité avec beaucoup de finesse et de sens dialectique.
Mais n’anticipons pas...
Après que la grand-messe médiatique a artificiellement intronisé l’amarsissage conjoint des équipes de Danielle Poole et Grigory Kuznetsov — alors que la course martienne avait progressivement perdu de sa pertinence du fait de la recomposition des équipages, de la dispersion des mérites et de la segmentation des exploits par étapes —, les pesanteurs bien peu sexy du terrain ont progressivement repris le dessus. Il est désormais question de bâtir des colonies, à la dur, comme l’ont fait des générations de pionniers durant la longue histoire migratoire humaine... mais dans un environnement bien plus inhospitalier (où la moindre erreur peut être fatale) que ceux de la Terre et avec des contraintes d’autonomie bien plus radicales (deux ans minimum) que les expériences lunaires "de voisinage" dans les précédentes saisons de FAM.
Si les capacités de transport du vaste vaisseau Phoenix auront permis d’acheminer en même temps que les astronautes tout le nécessaire pour assembler une base (habitats, véhicules...), la taille comparativement moindre du Sojourner 1 aura nécessité l’envoi préalable et automatisé par la NASA (dès 1993) de tous les équipements de survie et de construction (cf. FAM 03x03 All In)... La longue marche des huit astro/cosmonautes américano-russe vers le site de parachutage s’apparente symboliquement à la quête de la terre promise... qui revêt ici l’aspect d’une immense vallée martienne sans confins. Hélas, certains composants s’avéreront endommagés, comme par exemple le système de régulation thermique, imposant divers rationnements, d’autant plus que les ressources étaient prévues pour un effectif de six et non de huit. La structure modulaire de la nouvelle base martienne de la NASA empruntera à celle de Jamestown (on ne change en effet pas une formule qui gagne).
Mais comme dans le Far West (ou le Far East pour les Russes), la colonisation débute par la recherche d’un point d’eau, indissociable de la possibilité de vie. Ce sera le chapitre suivant de la rivalité, l’enjeu de la nouvelle "course aux armement" (nommée "race for water" par les médias) entre les trois groupes (NASA / Roscosmos / Helios), sur Terre comme sur Mars, avec son lot de grandes stratégies et de petites mesquineries...
Or si les Soviétiques accusaient un retard en matière de refroidissement des propulseurs nucléaires (au point de devoir plagier tant bien que mal les technologies de la NASA), ils disposaient néanmoins d’un (gros) atout dans leur manche : avoir découvert à distance (depuis la Terre ou via des sondes automatisées) un authentique aquifère dans le sous-sol martien, c’est-à-dire un réservoir d’eau liquide (et pas seulement de glace) à proximité du site d’implantation de la base d’Helios.
Mais alors que Sojourner 1 assura leur difficile (et mortifère) sauvetage spatial puis eut la générosité de partager avec eux la victoire médiatique à la course martienne dans FAM 03x05 Seven Minutes Of Terror, les Soviétiques témoigneront d’un opportunisme voire d’un parasitisme limitless en n’hésitant pas à négocier en aparté avec Helios Aerospace un partenariat exclusif... au détriment de la NASA. Utiliser... puis jeter, du business dans sa forme la plus cynique.
Il faut dire que la compagnie privée d’Ayesa possède désormais les seuls aéronefs capables de voler à la surface de Mars… car l’amarsissage forcé en pleine tempête pour être absolument prem’ aura définitivement compromis l’aptitude au vol (aussi bien atmosphérique que spatial) de Sojourner 1, désormais échoué sur Mars ! Comme si tout leur était dû, les Russes font mine d’ignorer sans le moindre complexe — à l’indignation de Poole — que c’est leur propre irresponsabilité (et égoïsme) en amont qui aura valu à l’équipe du Sojourner 1 (par un effet de causes à effets) d’y perdre sa propre capacité de retour sur Terre, la faisant maintenant dépendre du Phoenix.
Plus généralement (et ironiquement d’ailleurs), dans cette course spatiale, chaque victoires a été remportée par le secours des concurrents : celle des cosmonautes de Roscosmos grâce à la renonciation (pour ne pas dire au renoncement) des astronautes de la NASA qui se sont privés d’une victoire dépourvue de dégâts irréversibles, puis celle du groupe NASA-Roscosmos en y sacrifiant leur possibilité de retour quitte à tabler pour cela sur Helios dont l’équipage a eu la prudence de ne pas gagner à n’importe quel prix...
Bref, un jeu de dominos et d’interdépendance… où il n’est possible de gagner qu’en mendiant ensuite sa survie auprès des perdants. De quoi frapper d’aporie toute victoire à ce prix. Cette course à l’échalote martienne vendue par les gouvernements et les médias est donc fondamentalement biaisée, nonsensique, voire kafkaïenne... outre d’être suicidaire pour les participants. À se demander d’ailleurs si les gagnants du premier jour ne sont en fait pas les dindons de la farce, i.e. les vrais perdants sur la durée (et inversement)...
Selon cette équation de crédit revolving, l’équipage de Sojourner 1, vedettisé au point de susciter un orgasme planétaire à la fin de FAM 03x05 Seven Minutes Of Terror et au début de FAM 03x06 New Eden (comme en témoigne la perpétuelle couverture médiatique rythmant l’opus)... sombre progressivement au fil de l’épisode dans la déréliction (post coïtum animal triste) ! Tandis que l’attention générale se tourne désormais vers Helios Aerospace qui a eu l’heur de conserver intact toutes ses ressources... la NASA se voit exclue de ce qui pourrait mener aux fondations d’une véritable ville martienne.
For All Mankind prend visiblement un malin plaisir à éconduire les jugements hâtifs basés sur des effets de trompe-l’œil induits par certains épisodes considérés séparément, comme pour rappeler empiriquement que la série est un tout largement indissociable, et dont la somme est supérieure à la somme des parties. Ainsi, FAM 03x03 All In laissait l’impression trompeuse que la course vers Mars allait opposer puérilement une équipe féminine (NASA) à une équipe masculine (Helios). Mais FAM 03x04 Happy Valley a aussitôt pris un malin plaisir à détromper cette mésinterprétation, la parité s’avérant en fait équivalente des deux côtés, tandis que la "fusion" avec Roscosmos dans FAM 03x05 Seven Minutes Of Terror transformera Sojourner 1 en une équipe majoritairement masculine. Eh bien de même, l’épisode précédent suggérait que la victoire avait été offerte à la NASA par wokisme (aussi bien externaliste du fait des auteurs qu’internaliste par le choix frustrant d’Ed). Mais FAM 03x06 New Eden aura finalement totalement inversé la proposition ("les premiers seront les derniers") en donnant le meilleur rôle — car le plus durable — à Helios, tout en établissant que l’amarsissage avorté d’Ed n’était motivé que par Danny et en aucun cas par Danielle.
Un jeu de paradoxes peut toujours en cacher plusieurs autres...
D’une part, un échange visio privé entre les Baldwin (bien sûr intercepté par Danny) confirmera ce qu’il était en fait possible de déduire d’une analyse attentive de la mise en scène à la fin de FAM 03x05 Seven Minutes Of Terror, à savoir qu’Ed avait réitéré la "malédiction" d’Apollo 10 (qui est aussi celle de sa vie entière) en renonçant à gagner la course et en rebroussant chemin à seulement quelques encablures de la surface de Mars... uniquement pour ne pas risquer la vie de Danny, par sentiment paternel et parce qu’il se sentait investi de la mission de le protéger au nom de feu son pote Gordo. Dès lors, ce n’est guère par un sens collectif des responsabilités que l’équipe d’Helios a laissé aux autres le privilège empoisonné de la victoire. Malgré tout, il est vrai que la structure orbitale (et spacieuse) du Phoenix permet de disposer de plusieurs atterrisseurs, si nécessaire de rechange. Du coup, si le Popeye avait été endommagé comme le Sojourner 1 (par un amarsissage prématuré), un autre aéronef aurait pu prendre la relève...
D’autre part, le PDG Ayesa était lui-même tellement obsédé par la victoire de sa société à une course dont il avait lui-même imposé le calendrier prématuré à tous les participants... que son vernis avait fini par se fissurer, dévoilant alors un visage bien plus dirigiste et manipulateur que ne le laissait croire la fausse utopie égalitaire d’Helios Aerospace dont il se drapait. La démission avec pertes et fracas de Karen dans FAM 03x05 Seven Minutes Of Terror aura efficacement sanctionné cette illusion et cette hypocrisie. Mais comme dans les séries de Ronald D Moore rien n’est jamais tout blanc tout noir, Dev a dans un troisième temps témoigné d’une vulnérabilité et d’une perfectibilité inattendue, à deux doigts de tout laisser tomber à la suite de ce qu’il a vécu — à tort — comme une humiliation planétaire. Or curieusement, après s’être fait plaisir à asséner ses quatre vérité à Ayesa et à claquer la porte, l’épouse Baldwin est revenue, peut-être sous le poids de l’oisiveté et/ou en raison de la dépendance de son ex-mari envers d’Helios durant plus de deux ans, mais dans tous les cas comme apporteuse d’affaires (en l’occurrence la nouvelle directrice de Roscomos, Lenara Catiche, désireuse de nouer un partenariat) et à ses conditions (i.e. moyennant une prise de part dans la société, une verticalité assumée et un bureau personnel). Il faut dire qu’entre les saisons deux et trois de FAM, Karen s’est transformée en une redoutable business woman. Non seulement elle aide Ayesa à reprendre confiance en lui-même et dans son projet, en réalité bien loin d’avoir échoué, mais elle se révélera une implacable négociatrice, imposant aux Soviétiques un partage complet des ressources hydrauliques en contrepartie de l’emprunt des aéronefs du Phoenix. Si bien que Dev apparaîtra désormais presque effacé face à cette nouvelle co-CEO, gracieuse mais "carnassière", et réussissant à retourner la situation à son avantage (ou à l’avantage de son ex-mari) — les perdants de la veille étant devenu les vrais gagnants.
C’est bien cette nouvelle recomposition géostratégique — la troisième depuis le grand départ dans FAM 03x03 All In et téléguidée depuis la Terre mais endurée sur Mars — qui est au cœur de FAM 03x06 New Eden et sans nul doute davantage encore dans FAM 03x07 Bring It Down.
Bien conscients de l’existence d’une entente secrète entre Helios et Roscosmos (couverte par une clause de confidentialité typiquement affairiste), aussi bien l’équipage de Danielle sur Mars que le personnel de Margo sur Terre s’efforceront de percer l’omerta... Mais les leviers de gratitude exercés par Poole sur Kuznetsov comme les harcèlements affectifs d’Ed par Kelly n’y feront rien. C’est finalement Sergueï Nikulov qui lâchera de lui-même le morceau à Margo... via une équation différentielle (renvoyant à l’eau sous forme liquide) griffonnée sur un disque vinyle de jazz (The Zodiac Suite du Mary Lou Williams Trio) à la faveur d’une maladresse feinte.
Le "pot aux roses" ainsi découvert puis partagé avec Poole donnera lieu à une violente explication entre les trois équipages à l’occasion d’une visite de courtoisie d’Ed Baldwin — bouche luxueuse en main — dans la base martienne modulaire de la NASA. Cela vaudra même à For All Mankind 03x06 New Eden l’une des plus belles répliques libertariennes de la série (exprimée sous le courroux par Danielle) : « L’union soviétique et Helios, communisme et capitalisme, une combinaison gagnante ». Ironiquement prophétique, au regard de l’évolution de la République Populaire de Chine dans notre réalité…
L’esprit de communion éthylique finira néanmoins par l’emporter, les vanités et les rivalités ayant tendance à se dissoudre dans la vodka russe. Un très beau moment de poésie et de concorde éphémère entre "frères humains" sous le firmament très étoilé de Mars...
Dans la "rubrique continuité", Kelly Baldwin franchira le Rubicon en copulant avec Alexei Poletov... dans un environnement de promiscuité n’offrant presque aucune intimité. C’est-à-dire quasiment du sexe en kommounalka (appartement communautaire soviétique). Sans concupiscence ni pathos, la mise en scène restera juste factuelle et informative, comme dans les séries les plus matures (Breaking Bad, Homeland, Narcos...).
Sous l’enthousiasme de la victoire de la NASA et avant les lendemains déchantés, Margo Madison promettra à son ami de cœur Sergueï Nikulov de l’exfiltrer lui mais également sa famille d’URSS ! À cet effet, elle recontactera le général Nelson Bradford — bien connu de la seconde saison de FAM — et désormais "chairman of the joint chiefs" du Pentagone.
Fort mal à l’aise après avoir découvert les vraies raisons (i.e. un sentiment paternel envers lui) pour lesquelles Baldwin n’a pas racheté l’honneur de feu son père Gordo (en amarsissant en premier), Danny deviendra plus désagréable que jamais, appréciant à peine la faveur qu’Ed lui accorde de transgresser le règlement (en ne le renvoyant pas en orbite sur le Phoenix pour une blessure à la main). Au bal des voyeurs, Danny captera par la suite dans un autre message visio d’Ed l’expression de ses doutes croissant envers son comportement (pas concentré, colérique, imprévisible...), lui rappelant même son père Gordo jadis... Du coup, le commandant accréditera pour la première fois les mises en garde formulées par Danielle Poole en 1992 lorsqu’elle avait exclu Stevens du programme martien dans FAM 03x03 All In, avouant même à Karen : « J’ai déjà vu ça avec Gordo en 1974. C’est dur à expliquer. C’était peut-être une erreur de l’emmener avec moi. Tu sais, elle a raison. Je ne pense pas qu’il ait les épaules pour ça. ». Inutile de préciser que cela mettra l’inquiétant Danny dans une colère noire. Il brisera d’un geste l’écran vidéo... avant de se précipiter — en parfait junkie qu’il est devenu — sur les réserves de chlorhydrate d’oxycodone et de dextroamphétamine. Les épisodes suivants n’augurent rien de bon le concernant...
Mais aussi denses que soient tous ces fils spatiaux et géopolitiques, le rhème diégétique majeur de FAM 03x06 New Eden portera sur le coming out public de l’astronaute Tyler. Inspiré par la promesse édénique — un tropisme d’ailleurs très roddenberrien dans ST TOS — de ce nouveau monde encore vierge de toutes les turpitudes humaines, Will révélera au monde (durant l’une des capsules visio médiatisées) qu’il est... gay ! Choc, sidération, horreur, malheur, coup de tonnerre dans le Landerneau mondial, depuis les coulisses des bases martiennes embryonnaires jusqu’aux plus hautes sphères de l’état...
L’humanité entière est en rumeur... ou en émeute.
D’ailleurs, c’est bien simple, le "gay caché de la NASA" a supplanté l’intérêt pour la conquête de Mars elle-même dans l’opinion publique conditionnée par les médias. Parce qu’en ces temps de discrimination rampante, les forces armées américaines étaient encore interdites aux gays, la déclaration publique de Tyler l’exposant donc à être renvoyé pour déshonneur... alors que paradoxalement il n’a d’autre choix que de continuer à partager la condition des autres astronautes martiens durant encore deux années...
Toutefois, dans l’internalisme de la série, c’est surtout l’impact de cet aveu sur le couple présidentiel qui concentre tout le sel narratif. Eux qui réussirent à dissimuler leurs homosexualités respectives et à jongler avec les interdits sociaux durant tant d’années pour se hisser sans encombre à la tête de la nation, ils se retrouvent soudain face au miroir de leur propre contradictions, compromissions, lâchetés. Will, un astronaute dans la fleur de l’âge aura eu ce courage qu’Ellen n’a jamais eu en pareil cas douze ans avant. Elle s’était tue, dans l’espoir de pouvoir changer un jour le système de l’intérieur. Et la voici parvenue au sommet de la pyramide. Mais finalement elle n’a rien pu faire, comme toujours de peur de compromettre son avenir et sa carrière, repoussant sans cesse un objectif asymptotique de plus en plus lointain. Et comble de l’humiliation, pour ne pas se flinguer politiquement, elle va même devoir maintenant hurler avec les loups, condamner publiquement cet homologue, ce compagnon d’infortune de la génération suivante... dont l’audace aura réveillé sa propre honte au-delà des mots et des larmes. Une sorte d’élégie plaintive, un cri de révolte rentré.
C’est toute cette tragédie intime d’Ellen Waverly et de Larry Wilson que FAM 03x06 New Eden réussira magistralement à restituer, sans une once de pathos, et sa complexité n’aura été possible que grâce aux lentes mises en place des saisons précédentes... dont l’intérêt et la pertinence ne se mesuraient pas toujours en direct live. Les dialogues dans les coulisses de la Maison Blanche seront brillants, les questionnements matriciels, et Ellen aura même l’ouverture d’esprit de rendre l’hommage le plus politiquement incorrect à feu Deke Slayton, invoquant même ses dernières paroles — terribles — avant sa mort héroïque dans FAM 01x10 A City Upon A Hill. Inhumé sur la Lune, son ombre pionnière n’aura jamais cessé de hanter la série. Il était tout à la fois misogyne et homophobe, et pourtant c’est à lui plus qu’à quiconque que l’uchronie de FAM doit l’impulsion originelle de son accélération progressiste... Parce qu’il était pionnier avant tout, pionnier en tout, quitte à dépasser son concentré réac de polyphobies.
Et c’est paradoxalement en son nom (ainsi que d’un certain professeur de Northwestern...) que Larry aura l’idée disruptive de convertir un scandale public en praxis politique... sur l’un des rares volets sociologiques (et il est logique qu’il y en ait eu) où la timeline de Ronald D Moore avait moins bien "réussi" que la nôtre ! Ainsi donc, en dépit de contextes et de causalités distinctes, l’uchronie aura fini par rejoindre notre réalité avec la promulgation par décret présidentiel de la législation "Don’t ask, don’t tell" dans les forces armées étatsuniennes, non pas en 1993 sous l’administration Clinton, mais en 1995 sous l’administration Waverly/Wilson. Soit une illustration de la psychohistoire d’Isaac Asimov selon laquelle aucun individu n’a d’effet mesurable sur la marche de l’Histoire tant celle-ci est causalement quasi-incommensurable, induisant donc de pseudo-déterminismes sociétaux communs à des lignes temporelles pourtant divergentes.
Avec un machiavélisme stratégique sans faille, Larry aura légitimé cette mesure sur l’insatisfaction croisée des deux bords, c’est-à-dire à la fois trop progressiste pour les républicains mais trop conservatrice pour les démocrates. Outre de suggérer en creux un mouvement davantage sénestrogyre dans la timeline de FAM, voilà qui pourrait conférer de la pertinence à une carrière politique de la très progressiste Ellen Waverly au sein du parti républicain (et non démocrate).
Mais ce serait trop facile (et bien peu réaliste) si l’affaire devait s’arrêter là. Il y aura un donc un prix personnel à payer. Et déjà, certaines ombres au parfum de scandale sont à la manœuvre dans les égouts de Washington (Jeremy Zielke, Elliott Lewis...).
En parallèle, se refusant à toute complaisance dogmatique ou conscientisation militante, l’épisode assortira la thèse de son antithèse et composera donc une dialectique référentielle... en osant déconstruire voire étriller la gay pride et la soif token de Will Tyler. Ainsi, sa supérieure Danielle Poole lui passera un savon sans ménagement sur le nombrilisme incontinent ayant motivé son initiative onaniste... car loin d’impliquer seulement sa petite personne, elle impacte l’ensemble de l’équipage et même du programme spatial. En somme, un abus de confiance irresponsable par un détournement autocentré de tribune. Les dialogues auront en outre l’intelligence d’étendre ladite dialectique à la concurrence victimaire en mettant en regard discriminations raciales et discriminations sexuelles que Tyler tentera de rapprocher dans un élan intersectionnel avant l’heure lorsqu’à l’inverse Danielle les opposera foncièrement dans un esprit davantage nineties.
Dans une forme nettement moins rhétorique mais pas moins significative, la réaction d’hostilité viscérale envers Will du transfuge soviétique Rolan Baranov illustrera les préjugés populaires durant les "années SIDA", quoique augmentés ici d’un fond notable d’américanophobie ordinaire (pour ce que ce que la multipolarité concurrente aime à qualifier aujourd’hui de "décadence LGBT").
Chaque spectateur sera donc libre de se positionner dans un débat resté pleinement ouvert... Pour autant, ledit spectateur ne restera probablement pas insensible aux chocs métaphysiques successifs éprouvés par Will devant la magnificence des paysages d’Arès dont l’épisode témoignera avec force lyrisme à la façon d’une Révélation sur un monde vierge pour une société nouvelle. Que celui qui n’a jamais éprouvé le désir d’un monde meilleur jette la première pierre...
Tutoyant l’esprit du chef d’œuvre ST TNG 07x15 Lower Decks et de certains épisodes de la première saison de l’inégalable Stargate Universe, FAM 03x06 New Eden mettra également à l’honneur "les obscurs et les sans grades", en accordant une visibilité et un espace d’expression inédit à chaque astro/cosmonaute, y compris les Soviétiques et la Cubaine Isabel Castillo (interprétée par Ilza Ponko, une actrice latino pleinement russophone). Mais il faut dire aussi que dans le désert martien, chaque humain compte...
Curieusement FAM 03x06 New Eden se fait étriller par le public américain parce que prétendument HS, woke et SJW.
S’il est incontestable que l’épisode s’éloigne du topic astronautique, il reste cependant fidèle à la vocation générale de la série... qui ne consiste pas seulement à mettre en scène une conquête spatiale ininterrompue depuis Apollo 17, mais également à figurer ses nombreux impacts globaux sur la société. Or mettre en scène avec neutralité une pluralité argumentaire (i.e. laissant une large part à tous les points de vue sans les caricaturer) des avancées sociales uchroniques mirorrant les nôtres (souvent avec de l’avance, mais parfois aussi avec du retard)... ne constitue pas un manifeste woke prescriptif qui dénaturerait (ou simplifierait) le réel au nom d’une idéologie, mais à l’inverse une étude de société descriptive réaliste saisissant les lignes de force progressistes.
Et si le wokisme SJW devait être considéré comme un écueil du progressisme (au point de nourrir des exutoires populistes), alors FAM 03x06 New Eden serait l’incarnation même de l’anti-wokisme SJW par sa complexité et sa dimension universaliste, fait plutôt inhabituel aujourd’hui.
FAM 03x06 New Eden adopte délibérément une structure en temps polynomial, c’est-à-dire dont la variabilité d’écoulement temporel dépend de l’attention portée (ou non) à certains événements.
Fructifiant une nouvelle fois avec une grande cohérence internaliste les nombreux sèmes plantés dans les deux saisons précédentes, cet épisode met à l’honneur les contingences — aux motivations souvent impulsives, autocentrées et déraisonnables — qui font évoluer les sociétés malgré elles, selon un effet cliquet. Et jamais à ce jour dans la série, le couple singulier Ellen Waverly et Larry Wilson n’aura été aussi intelligemment mis à l’honneur et épaissi, au carrefour de l’idéalisme et du cynisme, de la praxis et de l’impuissance.
Tout en étant une symphonie martienne ineffable à travers les yeux de Will Tyler, une respiration entre les moments si nombreux où l’exploration spatiale est mortelle (et Mars est aussi belle que létale), ce sixième opus de la geste martienne de FAM est également une captation empathique des paradoxes des années 90... sur des topos hautement discursifs, bien plus politiques qu’astronautiques (cette fois) — telle une alter-hybridation improbable entre The West Wing et House Of Cards 2013 — conjuguant démystification et évolutionnisme, consolidant l’Histoire contrefactuelle au service d’un worldbuilding holisitique. Autant dire que FAM 03x06 New Eden s’accomplira encore davantage à travers l’ensemble de la saison que par lui-même... Et c’est là une vertu trop rare, quitte à être structurellement moins distinguable des opus voisins (comme il en était souvent dans The Expanse).
Alors oui, For All Mankind est une série à thèse. Et après ?
Toutes les uchronies le sont. Par définition.
Mais FAM 03x06 New Eden y a ajouté une antithèse pour un véritable exercice dialectique.
Donc kudos.
BANDE ANNONCE
Les séries TV sont Copyright © leurs ayants droits Tous droits réservés. Les séries TV, leurs personnages et photos de production sont la propriété de leurs ayants droits.